La fumée blanche, ou plutôt la fumerolle du Vésuve, a mis du temps à sortir. Il a fallu plusieurs tours au jury, réuni à Naples samedi 4 juin au Madre, pour élire la lauréate du tout nouveau Prix Pujade-Lauraine Carta Bianca, tant le choix était difficile et les plaidoyers convaincants. C’est finalement Binta Diaw, jeune artiste italo-sénégalienne née en 1995, qui remporte ce prix généreusement doté de 50 000 euros. Elle pourra l’utiliser de façon modulable, pour une résidence, une bourse de production, ou un soutien à la vie quotidienne... « Grand témoin » du prix, le critique d’art et commissaire d’exposition Olivier Kaeppelin, ancien directeur de la Fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence, accompagnera pendant l’année la lauréate. Les sept autres nommés recevront 4 000 euros chacun.
« Je ne m’attendais pas à ce que ce soit si intense », explique Isabelle Pujade-Lauraine, ancienne haut-fonctionnaire du monde de la santé, cofondatrice du prix avec son mari Éric, ex-chef de service d’oncologie à l’Hôtel-Dieu à Paris (lire notre édition du 30 mars 2022). « Chaque juré a porté son candidat avec passion. Tous les artistes présentent des profils et des trajectoires variés, ils ont fait beaucoup d’expositions et de résidences, et sont engagés vis-à-vis de la problématique du Prix : les pratiques artistiques peuvent apporter une force de transformation et d’ouverture », ajoute-t-elle. Pour être retenus par les jurés, qui sont ici également les rapporteurs, il fallait que les artistes acceptent de jouer le jeu et d’investir une partie de leur temps avec des patients sortant d’un long traitement. C’était même le seul grand critère du prix, avec celui d’être un artiste dont la carrière nécessite un coup de projecteur supplémentaire, et aussi d’être lié à la France ou à l’Italie... « Ce qui est intéressant ici, c’est l’ouverture de ce prix, sans critères figés, ce qui est rare dans le paysage actuel des prix », confie Adélaïde Blanc, curatrice au Palais de Tokyo, qui a défendu Benoît Piéron.
Kathy Alliou, directrice du département des œuvres aux Beaux-Arts de Paris, a présenté le travail de Myriam = Mihindou. Le commissaire d’exposition Gaël Charbau, celui de Bianca Biondi. Chantal Colleu-Dumond, directrice du domaine de Chaumont-sur-Loire, a défendu Stéphane Guiran, et Cristiana Perrella, commissaire indépendante, l’œuvre d’Elena Mazzi. Eugenio Viola, conservateur en chef du Mambo-Museo de arte moderno de Bogota, en Colombie, a présenté à distance celle de Giuseppe Stampone. Kathryn Weir, directrice artistique du Madre - Museo d’arte contemporanea Donna Regina de Naples, qui a travaillé au Centre Pompidou, s’est chargée quant à elle de Marzia Migliora. Le jury comprend aussi le couple des fondateurs, et sa composition sera identique l’an prochain. « Certains artistes ont eu personnellement des traumatismes physiques ou des maladies et ont réfléchi aux problématiques de la réparation et des possibilités de se dépasser », précise Éric Pujade-Lauraine. Réparation au sens large, chaque artiste invitant à panser et à penser ses blessures d’une façon différente. Les graines et la terre sont très présentes dans les œuvres des nommés, mais aussi les références aux disparus et au travail de mémoire. Certains ont expliqué dans une vidéo comment ils envisageaient de créer un lien ou avaient déjà travaillé collectivement.
Binta Diaw, la lauréate, qui a notamment utilisé dans ses œuvres des graines transportées par des réfugiés, a été défendue par la commissaire indépendante Anissa Touati. Exposée en ce moment par la galerie Cécile Fakhoury dans le cadre de la Biennale de Dakar, au Sénégal, avant de participer en novembre prochain à celle de Bamako au Mali, l’artiste est pressentie pour participer en 2023 à une biennale majeure dans un pays récemment détaché de l’Union européenne. Le prix pourrait lui apporter davantage de présence en France... Anissa Touati a ainsi légitimement évoqué devant les jurés « une jeune artiste à un tournant de sa carrière ». Tout en mentionnant les dimensions postcoloniales présentes dans le travail de l’artiste, la curatrice a évoqué son installation comprenant un champ de terre, « où manquent les pierres des tombes. Un champ fertile, cependant, où poussent les graines de notre nourriture, le millet et le maïs. Entrer dans la pièce au son des noms des absents, marcher sur le sol, c’est se confronter à l’histoire et à ses vides ; mais c’est aussi porter la responsabilité d’écrire de nouveaux récits ». Et de conclure : « Sa pratique parle de renaissance, d’accompagnement, de guérison avec douceur et élégance en prenant appui sur la nature, un retour à la nature, au bourgeonnement, à la voix, la musique et les travaux communautaires ». Sur les chemins de la guérison qui passent par l’art, il y a désormais le Prix Pujade-Lauraine, dont la cérémonie de remise est prévue en octobre à Paris.