Le Ballet national de Marseille (BNM) est une ruche vibrionnante, posée à deux entrechats du Prado, entre l’Orange Vélodrome et la Méditerranée. Ici, les salles de repos, les studios spacieux, les rampes douces et les couloirs courbés « s’articulent et se déploient en labyrinthe ouvert sur le ciel », pour reprendre les mots de son architecte, Roland Simounet, disciple de Le Corbusier, à qui l’on doit par ailleurs le LaM, musée d’Art moderne de Villeneuve- d’Ascq, et l’aménagement du musée national Picasso-Paris dans l’hôtel Salé. Sur les vastes toits-terrasses, le béton s’effrite et laisse affleurer le squelette métallique. L’édifice, inauguré en 1992, n’est pourtant pas si vieux. Depuis ce belvédère, on aperçoit à l’est la silhouette massive de la Cité radieuse du célèbre urbaniste. En contrebas, on peut observer le ballet des promeneurs qui déambulent avec leur chien dans les allées du parc Henri-Fabre. Cet espace vert est l’un des rares de la ville où les visiteurs à quatre pattes sont autorisés. Voilà qui tombe bien, le BNM organise en ce moment un casting... canin pour une prochaine création. Il recherche un animal « doux et curieux ». Le message est passé. Deux étages plus bas, dans les studios, on transpire. Les danseurs répètent les mouvements suggestifs d’un passage de Roommates, un programme composé de six pièces courtes créées par différents chorégraphes dont (LA)HORDE. Depuis septembre 2019, ce collectif est à la tête du Ballet national de Marseille. Le trio de trentenaires, formé par Arthur Harel, Jonathan Debrouwer et Marine Brutti, bouscule les codes de la maison tout en poursuivant la volonté d’ouverture aux autres arts engagée par son fondateur Roland Petit. Le chorégraphe a travaillé avec Keith Haring, Pink Floyd, Yves Saint Laurent, Niki de Saint Phalle, Gianni Versace et Jean Cocteau. Autre temps, autres réseaux, (LA)HORDE collabore avec le musicien électro Rone, s’associe à la designer Alice Gavin, échange avec le plasticien Neïl Beloufa et invite entre ses murs le danseur Junior JMSS, dont les vidéos sur TikTok comptent des millions de vues.
ENTRÉE DANS LA DANSE
Fondé en 2013, le collectif développe ce qu’il appelle les « danses post- Internet », des pratiques non conventionnelles qui trouvent leur origine sur le Net ou qui sont relayées par l’intermédiaire des écrans. Avec son spectacle To Da Bone, le trio s’est par exemple intéressé à la pratique du jumpstyle, née il y a plus de quinze ans dans les clubs de Belgique et des Pays-Bas, avant de se répandre sur les réseaux sociaux. Ausculter les mutations du présent n’empêche pas de célébrer le passé. En 2022, le Ballet national de Marseille fête les 50 ans de sa création. Cet anniversaire sera notamment l’occasion d’une exposition, « 50 ans du Ballet de Marseille » (du 3 décembre 2022 au 30 avril 2023), au Centre national du costume de scène et de la scénographie, à Moulins, dont (LA)HORDE assurera la codirection artistique. Il faut savoir reculer pour prendre de l’élan. Ce matin d’avril, seuls les deux tiers de (LA)HORDE sont présents. Le troisième est malade. Mais ce n’est pas gênant, car, comme l’annonce l’un des deux, « nous parlons tous d’une seule voix. Tout ce qui est dit par l’un peut l’être par l’autre ». « Les peines, on les divise par trois et les joies, on les multiplie par cinq », complète son voisin. Voilà dix ans que (LA)HORDE élabore cette vision collective et organique de la création. Le trio préfère d’ailleurs garder le flou sur son parcours pour que les individualités ne ressortent pas. On apprendra toutefois qu’ils ont fréquenté des écoles d’arts décoratifs et la Haute école des arts du Rhin (HEAR), à Strasbourg. Leur amitié s’est renforcée au début des années 2010 dans le milieu queer parisien. « Nous avons eu envie de créer quelque chose de plus grand que nous, de dépasser les ego », souligne (LA)HORDE. Sous forme de chorégraphies, de films, de performances ou d’installations, leur approche est plurielle, ouverte, en mouvement. Le trio reprend à son compte la phrase de Pina Bausch : « Je ne m’intéresse pas tant à la façon dont les gens bougent qu’à ce qui les remue profondément. »
En mars 2020, comme le reste du monde, la compagnie s’est retrouvée à l’arrêt. Les représentations de leur spectacle Room With a View, leur première création pour le BNM, ont été interrompues. Stoppées net. Demeure une vidéo filmée avec la musique électronique composée spécialement par le Français Rone. Le clip est arrivé jusqu’à l’ordinateur du réalisateur Spike Jonze. Bluffé, il les met en contact avec son producteur qui travaille avec les réalisateurs Harmony Korine et Chris Cunningham. Le cinéaste américain ne se contente pas de jouer l’entremetteur, il leur écrit un scénario de court métrage, Ghosts, que (LA)HORDE tourne lors du confinement dans un musée des Beaux- Arts de Marseille désert. Au milieu des toiles, les fantômes entrent dans la danse.
ART CHORÉGRAPHIQUE
L’espace du musée et la chorégraphie entretiennent une longue histoire que des artistes comme Boris Charmatz ou Lucinda Childs ont contribué à enrichir. (LA)HORDE apporte sa pierre à l’édifice. Le 30 mai 2022, son spectacle Marry Me in Bassiani s’épanouit au musée de l’Orangerie, à Paris, dans la salle des Nymphéas. « Nous allons confronter deux formes de traditions artistiques. La première, vivante et ancestrale, est la danse géorgienne. Elle a été un outil de résistance et de contestation sous l’ère soviétique. Cette dimension politique a été réactivée en mai 2018 après une descente de l’armée géorgienne au Bassiani, le plus grand club techno du pays. Dix mille personnes se sont retrouvées dans une rave spontanée organisée devant le Parlement à Tbilissi. En rapprochant cette danse d’un autre pan du patrimoine, la peinture de [Claude] Monet, nous souhaitions créer un nouveau récit, croiser les réalités pour inventer un nouvel imaginaire. » De l’Orangerie au musée du Louvre, il n’y a qu’un battement de jambes. Avant les Beaux-Arts de Marseille, (LA)HORDE a été courtisé par la célèbre institution pour intervenir dans ses espaces. « Il s’agissait d’y réaliser une performance. Malheureusement, l’établissement a dû fermer à cause du Covid-19. Mais nous avons pu profiter d’une visite incroyable dans un Louvre vide. Une véritable dystopie. Se retrouver seul face à la Mona Lisa, c’est un souvenir que je garderai toute ma vie », se remémore un membre. Toujours en mouvement, le collectif ne s’embarrasse pas de superflu. Dans son bureau, une table ovale en marbre sans aucun meuble autour. Le plus important, ce sont les murs, recouverts de croquis, de notes, de photos, d’idées, de coupures de presse, de portraits de la vingtaine de danseurs de la compagnie (une quinzaine de nationalités). À droite, on distingue des inscriptions : « cascade Belmondo », « ballons dirigeables humanoïdes » et un plan du Palais des festivals et des congrès, à Cannes. (LA)HORDE prépare We Should Have Never Walked on the Moon, une « exposition performative » qui sera présentée à Cannes (les 28 et 29 juillet 2022), puis au Théâtre national de Chaillot, à Paris (du 27 au 29 octobre 2022). Quatre heures par jour, en accès continu, le public pourra découvrir des films, des performances, des installations. La compagnie avait déjà expérimenté ce format en 2017 pour la Nuit Blanche, à Paris. Elle avait convié les spectateurs dans une vaste halle désaffectée de la SNCF pour assister à la mise en scène d’une violente grogne sociale. Pour cette nouvelle création, le collectif puise du côté de la comédie musicale et des techniques de combat. La troupe de danseurs est formée à la cascade et aux arts martiaux afin d’imaginer des mouvements chorégraphiques, jouer sur la simulation, l’ambivalence, s’approprier l’air du temps en crise et distordre la réalité. Le titre, We Should Have Never Walked on the Moon, est né d’une rencontre avec Patricia Ward, la veuve du danseur Gene Kelly, qui racontait que son mari ne cessait de répéter cette phrase : « Nous n’aurions jamais dû marcher sur la Lune. » Une pirouette qui permet d’interroger notre rapport au progrès technologique. Il a suffi d’un petit pas à Neil Armstrong pour ouvrir la boîte de Pandore.