Auteure d’une biographie remarquée du grand marchand C.T. Loo, Géraldine Lenain s’est attaquée à un mystère : le richissime dernier maharajah d’Indore, écartelé entre le poids des traditions indiennes et une soif de modernité occidentale, cristallisé dans l’œuvre totale de son palais Manik Bag, au décor signé Muthesius, Ruhlmann, Le Corbusier, Eileen Gray, Louis Sognot... D’une plume alerte, elle en retrace dans un roman vrai le destin écourté, sur toile de fond d’une Inde encore sous le joug anglais. Entretien.
Qu’est-ce qui vous a conduit à écrire cette biographie ?
Quand j’ai commencé à travailler dans le marché de l’art dans les années 1990 [en particulier chez Christie's, ndlr], je voyais mes collègues des arts déco s’exciter à chaque fois qu’apparaissait une pièce ayant appartenu au maharajah d’Indore. Elle faisait à chaque fois un prix incroyable, ce qui s’est confirmé encore récemment. Ce prince, peint de façon troublante par Boutet de Monvel – regard fuyant, maigre, énigmatique et mélancolique –, m’a toujours intrigué. L’exposition du musée des arts décoratifs en 2020 a été un autre déclencheur : certes sublime, elle le réduisait à dix ans de sa vie. Sauf quelques articles, surtout occidentaux, centrés sur son rôle de mécène des arts, qui a duré en réalité dix ans seulement, il n’existait aucun livre sur le maharajah d’Indore. J’ai voulu apporter une vision indienne à ce personnage, montrer sa vie, tout en retraçant l’Inde de la première moitié du XXe siècle. Il traverse la période du Raj britannique puis l’indépendance. Comment s’adapte-t-il à ces changements de l’histoire ? En fuyant sans cesse entre l’Inde, l’Europe et les États-Unis.
Sur quels matériaux avez-vous travaillé ?
Il a voulu effacer ses traces et il n’existe pas de témoignage direct de sa part, pas d’écrits, peu de discours publics. Il se livrait peu. Il a fallu fouiller les archives, notamment britanniques – les gouverneurs rédigeaient des rapports quotidiens sur ses faits et gestes –, pour vérifier ce qui s’était dit. Je partais en Inde [suivre son mari, ambassadeur de France à New Dehli, ndlr], c’était le moment ou jamais. J’ai sillonné les archives publiques et privées, non seulement en Inde mais aussi au Qatar, à Dubaï, à Berlin pour l’architecte Eckart Muthesius... J’ai aussi été aidé notamment par les enfants du maharajah.
Que retenez-vous de l’homme ?
Il n’était pas né pour gouverner mais il n’a pas eu le choix. Il doit régner avec les Anglais, et le poids de ses aïeux, son grand-père et son père, antibritanniques à l’ego surdimensionné, qui ont fini chassés du pouvoir par les Anglais. Yeshwant veut vivre loin des obligations, avoir une existence libre et moderne, à l’occidentale. C’est à travers l’art qu’il va y arriver, pour survivre.
Comment se convertit-il à la modernité ?
Marcel Hardy, son tuteur belge, sorte de professeur Nimbus, lui ouvre les portes d’un nouveau monde. Il fait la connaissance d’Henri-Pierre Roché, figure absolue de la liberté ; et de Muthesius, aussi jeune que lui, rencontré pendant ses études à Oxford. C’est vers cet architecte allemand débutant, qui n’a jamais rien créé et ne connaît pas l’Inde, qu’il se tourne, très tôt, pour inventer un palais moderne. Cette aventure artistique, il l’a vécue avec sa jeune épouse, faisant tout avec elle. C’était novateur dans son pays. L’Angleterre, à qui il devait rendre des comptes pour tout, restait un symbole d’humiliation quand il était à Oxford. Il s’est donc tourné vers la France, qui considérait les maharajahs comme des princes à part entière, la Belgique, l’Allemagne... Il s’était entouré d’une nouvelle famille, d’une bande d’amis avec qui il faisait tout.
Deux artistes vont l’immortaliser : Boutet de Monvel et Man Ray...
Deux portraits sont réalisés par Boutet : l’un épuré où il est représenté chez l’artiste, à l’occidentale, en smoking, accroché dans son palais moderne de Manik Bag, où les réceptions accueillaient à 90 % des Occidentaux ; l’autre, plus traditionnel, était au mur de son palais officiel, lui aussi traditionnel. Il séparait sa vie privée du reste. En posant pour Boutet, il découvre sa liberté, avec des maîtresses partout, entre la France et les États-Unis, son élégance, et observe la décoration. Toujours dans le carnet d’adresses de Roché figurait Man Ray, avec qui il va faire une séance de photos en 1929 à Cannes, avec son épouse qui n’a pas 15 ans. Lui en a 20, c’est le début de l’aventure, le chantier du palais n’est pas encore lancé. Man Ray improvise du jazz en tapant sur des objets pour détendre l’atmosphère, jusqu’à obtenir des portraits très libres.
Quand le palais s’achève, Muthesius retouche les images publiées dans la presse occidentale...
En réalité, c’est un as de la communication, qui travaille à sa carrière et à sa postérité. Muthesius est un des rares architectes occidentaux à avoir compris sur place les conditions climatiques difficiles de l’Inde, la mousson, les changements de températures. Il était donc impossible de mettre des toits terrasses. Pour montrer qu’il est digne des avant-gardes européennes, il repeint les photos pour effacer les toits en tuile traditionnels !
Le maharajah fourmillait de projets...
La mort brutale de la maharani en 1937 va interrompre toutes les autres commandes, dont le jardin de sculptures de Brancusi, censé créer un temple de la méditation dans le parc du palais. En 1938, Brancusi se rend en Inde spécialement, mais Yeshwant, effondré, ne le rencontrera pas. Dix ans de beauté et de création s’interrompent soudainement, la guerre arrive, et le maharajah part aux États-Unis.
Qu’arrive-t-il ensuite ?
Muthesius, Allemand, n’est plus le bienvenu en Inde. Outre-Atlantique, le maharajah épouse une Américaine et s’installe en Floride, où il fait appel à un architecte local. Il s’américanise. Son épouse transforme le palais de Manik Bagh vers plus de confort à l’américaine. En 1961, il meurt, et sa fille, qui lui succède – fait exceptionnel –, finit par vendre le palais, gardant le mobilier [vendu en grande partie aux enchères en 1980, ndlr]. L’édifice est ensuite occupé et hélas transformé par l’administration.
Plus tard, la famille Al-Thani s’est prise de passion pour les décors de Manik Bagh ?
Comme le montrait l’exposition du musée des arts décoratifs, elle a acheté en 2016 aux enchères le portrait moderne réalisé par Boutet de Monvel, record de l’artiste. Saud bin Mohammed Al-Thani, quant à lui, a passé des décennies à sillonner le monde pour récupérer tout ce qui appartenait au maharajah. Il a reconstitué l’intérieur de Manik Bagh. Il existait une ressemblance physique assez troublante entre eux, mais aussi dans leur existence. Il est disparu en 2014 à 48 ans et le maharajah, à 53 ans. Un peu comme si le cheick Saud bin Mohammed Al-Thani avait été sa réincarnation, à l’hindoue.
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Géraldine Lenain, Le Dernier maharaja d’Indore, éditions du Seuil, 288 p., 18,50 euros.