Dans son premier seul en scène, Vimala Pons, visage du jeune cinéma indépendant français, s’efface derrière une galerie de personnages outrageusement étranges. Grâce à un dispositif de prothèses aussi troublantes que réalistes, elle incarne successivement et avec une énergie folle une vacancière prénommée Angela, chancelière de profession, un attaché de presse générateur de polémiques sur les réseaux sociaux, un hydrothérapeute, un assureur plein de bagout, une retraitée et un chef de la sécurité. En guise de fil conducteur, un meurtre mystérieux commis à Brighton, au Royaume- Uni, dans un hôtel de thalassothérapie. Le temps de son monologue, chaque suspect porte sur sa tête un « objet-souvenir » en forme d’allégorie : 15 kilogrammes de rochers, un escalier, un mur de brique, une table de réunion, une Fiat Panda... Une pratique impressionnante que Vimala Pons avait déjà exposée dans GRANDE, un spectacle de cirque contemporain monté avec son partenaire Tsirihaka Harrivel. Entre le Cluedo loufoque grandeur nature, la performance d’art contemporain explosive et le challenge transformiste, la création de la circassienne ne ressemble à rien de connu.
PIÉDESTAL VIVANT
Le titre n’aidera guère à lui apposer une étiquette. En psychologie, le « périmètre de Denver » correspondrait à l’espace d’incertitude qui se crée lorsque l’on ment. Une sorte de boucle du mensonge. Du déséquilibre permanent des structures que Vimala Pons érige au sommet de son crâne aux alibis des individus sur le plateau, tout est vrai et faux à la fois. L’artiste aime décidément les situations instables et les faux-semblants. « Je voulais faire un spectacle sur la destruction comme moyen d’avancer, puis je me suis rendu compte qu’il était plus intelligent de s’intéresser à la déconstruction», confie-t-elle, quelques jours après une représentation au Centre Pompidou. L’argument est valable aussi bien sur le plan dramatique qu’économique. Le Périmètre de Denver étant programmé pour tourner plusieurs mois, il est pertinent, pour les finances de la production, d’envisager sa durabilité et de ne pas casser les accessoires à chaque représentation. Vimala Pons a également retenu la leçon à son corps défendant, ce « piédestal vivant ». Porter sur ses cervicales tout le poids d’une création exige une certaine rigueur physique et une discipline de haut niveau, sous peine de se blesser.
« La tête de proue de la création artistique, ce sont les plasticiens. Ils ont toujours un temps d’avance. Dans le spectacle vivant, nous faisons de la récupération de ce matériel, consciemment ou non. »Vimala Pons
Son père voyait d’ailleurs en elle une grande sportive. « J’ai connu le sort réservé aux enfants turbulents, j’avais un rythme soutenu d’activités : sport, guitare, solfège... » Sa mère voulait qu’elle devienne conférencière au musée du Louvre, à Paris. Afin d’éveiller cette vocation, elle lui a fait lire la célèbre Histoire de l’art d’Élie Faure. Pour exaucer le vœu maternel, Vimala Pons est inscrite au lycée Paul-Lapie, à Courbevoie, avec option histoire des arts. « Des arts, pas “de l’art”. Notre professeure, mademoiselle Pinault, qui portait des pantalons de cuir mémorables, tenait à cette distinction. Elle nous emmenait aussi bien aux Rencontres Hip Hop à Suresnes qu’au Théâtre de la Ville à Paris. Grâce à elle, j’ai découvert Pina Bausch, Maguy Marin, Sasha Waltz, Wim Vandekeybus, Romeo Castellucci, Christoph Marthaler... Cela m’a bien bousculée. » À la maison, la culture s’arrête aux Demoiselles d’Avignon de Pablo Picasso. Pour son père, féru de musique classique, après 1907, point de salut. Après le lycée, Vimala Pons intègre l’École d’histoire de l’art et d’archéologie de la Sorbonne. « Cela m’a beaucoup plu. J’aimais bien écrire. J’envisageais d’ailleurs d’être écrivaine. Mais les images ont fini par me happer. J’ai voulu prendre la plume pour le cinéma. À la Sorbonne, les cours portaient uniquement sur la peinture, la sculpture et l’architecture. Lors de ma dernière dissertation, le prof est entré dans la salle, a saisi la craie pour inscrire au tableau “Manet/ Monet”, puis il est sorti. À cet instant, je me suis dit que je ne voulais pas faire ça, c’était trop radical. Je me suis alors dirigée vers une formation en cinéma à l’université Paris 8 [à Saint-Denis]. Nous avions des cours d’écriture de scénario dès la première année. Cette fois, la théorie et la créativité n’étaient pas opposées. »
FAIRE DE L’ART CONTEMPORAIN SANS LE SAVOIR
Comme un clin d’œil à son parcours, dans la première version du Périmètre de Denver, il existait le personnage de Daniel Pomerro, historien d’art de profession. « Pour des questions de durée et de fatigue, j’ai dû le supprimer. Mais il est sur le banc de touche. Il sera certainement utilisé pour une captation vidéo du spectacle. » En revanche, l’art contemporain est bien présent sur scène, parfois de manière totalement inconsciente. Ses amis lui ont ainsi fait remarquer que la table qu’elle soutient à la verticale sur sa tête et sur laquelle sont collés un tas d’objets est une étonnante évocation des Tableaux-pièges de Daniel Spoerri, qui figeaient les restes d’un repas dans le temps. Vimala Pons, véritable socle vivant, ne connaissait pas non plus le travail de Bertrand Lavier. Enfin, celle qui dynamite les rochers que porte son personnage Angela a découvert récemment les performances explosives du Suisse Roman Signer. Vimala Pons fait de l’art contemporain sans le savoir. « La tête de proue de la création artistique, ce sont les plasticiens, reconnaît-elle avec humilité. Ils ont toujours un temps d’avance. Dans le spectacle vivant, nous faisons de la récupération de ce matériel, consciemment ou non. Nous nous en servons pour dessiner des fresques populaires que nous activons devant des spectateurs. À chaque fois que je me tourne vers l’art contemporain, vers les œuvres de Daniel Spoerri ou de Robert Filliou, je suis épatée de constater qu’ils ont fait tout ça dès les années 1970. » Dans son rapport aux objets, Vimala Pons est particulièrement sensible au travail de la vidéaste anglaise Helen Marten (Dust and Piranhas) et à celui du plasticien américain Tom Sachs (Apollo LEM) – qui travaille sur la « vraie/fausse reconstitution » d’objets. Mais l’œuvre qui a profondément inspiré la création du Périmètre de Denver est le court métrage The Perfect Human, tourné par le Danois Jørgen Leth en 1967. Dans ce film en noir et blanc d’une douzaine de minutes, le documentariste expérimental met en scène un homme et une femme, considérés par le narrateur (Leth lui-même) comme des êtres humains parfaits. Il ausculte ces deux cobayes dans une chambre blanche à la manière d’un scientifique. En 2017, dans sa vidéo Slow Graffiti, l’artiste américain Alex Da Corte a décliné le concept de Jørgen Leth en l’appliquant à l’acteur Boris Karloff et à la figure de Frankenstein qu’il incarnait à l’écran. Vimala Pons, à sa façon de jouer avec les personnages et la narration, s’inscrit dans cette continuité. On entend d’ailleurs la voix de Da Corte à chaque entrée sur scène d’un nouveau suspect. « Cette intervention vocale a pour but de convoquer l’attention du public sur la manière de bouger, de se tenir ou de marcher de la personne qu’il découvre. » En jonglant avec la vérité et le mensonge, Vimala Pons s’amuse à rapprocher le grotesque et le sensible. « Avec les prothèses de visage, nous sommes à mi-chemin entre les sculptures de Maurizio Cattelan et le déguisement de Robin Williams dans Mrs. Doubtfire [Chris Columbus, 1993]. J’aime ce genre de grand écart qui correspond à ma génération, celle qui a grandi dans les années 1990. Nous n’avons pas de snobisme culturel. Je me retrouve autant dans la comédie Zoolander de Ben Stiller [2001] que dans le cinéma de Johan van der Keuken. » Une partie de l’énigme est résolue, Vimala Pons carbure à l’hybride.
Le Périmètre de Denver de Vimala Pons, consulter les dates de la tournée sur toutcaqueca.com/dates