La veille de notre rencontre, Maylis de Kerangal a enfin trouvé un moment pour se rendre au Centre Pompidou, à Paris, pour profiter de la magistrale exposition « Georgia O’Keeffe ». Il était temps, c’était le dernier jour d’ouverture de cette première rétrospective en France. Ce matin, pendant que nous discutons avec l’écrivaine, les tableaux de la pionnière de l’art abstrait quittent les cimaises parisiennes. Le temps d’une visite, Maylis de Kerangal a pu replonger dans ses souvenirs. Dans les années 1990, elle a découvert les toiles de l’Américaine sur les lieux mêmes de leur création, dans le musée qui lui est dédié à Santa Fe, au Nouveau-Mexique. « Le regard et la sensibilité de Georgia O’Keeffe changent au fil du temps, tout en conservant ce qu’ils ont, dès le début, de singulier. Georgia O’Keeffe est dans une recherche, notamment autour d’un sujet qui est très présent dans mon travail littéraire : la question du paysage. Est-ce qu’un livre peut être un paysage ? La peinture est une source pour penser, pour imaginer, pour écrire, pour créer. Elle provoque des émotions particulières. C’est une grande inspiration. » D’habitude, Maylis de Kerangal repart d’une exposition avec le catalogue sous le bras. Celui consacré à Georgia O’Keeffe étant épuisé, elle s’est rabattue sur un petit ouvrage, L’Instinct moderne. Écrits sur Georgia O’Keeffe (Centre Pompidou, 2021), une photo de l’artiste et la carte postale d’une toile.
LA PEINTURE, UNE PASSION DE TOUJOURS
Fille d’un officier de marine et d’une enseignante, Maylis de Kerangal est née en 1967 à Toulon, mais a grandi au Havre, « une ville de peinture ». « J’ai vécu rue Claude-Monet et fréquenté le lycée Raoul-Dufy. C’est dans l’estuaire de la Seine que Monet a inventé l’impressionnisme. Le ciel du Havre, si large, appelle la peinture. La lumière y est particulière. » En déménageant à Paris dans les années 1980, elle a certes quitté la Normandie qui a tant inspiré les artistes, mais s’est rapprochée de leurs œuvres. « Il suffit d’entrer dans un musée pour les voir. Les toiles sont à portée de main. » En 2010, Maylis de Kerangal touche ses premiers droits d’auteur avec le succès de son roman Naissance d’un pont (Verticales, 2010). Elle franchit la porte de la galerie parisienne Claude Bernard et achète des tableaux de Ronan Barrot. « Je connaissais un peu ce jeune peintre. J’avais déjà acquis des vanités. La peinture de Ronan Barrot regarde un peu vers Rembrandt et [Gustave] Courbet. Les toiles valaient tout de même assez cher, c’était un peu fou comme achat. La peinture a toujours fait partie de ma vie. Avec les années, elle a pris de plus en plus de place dans mon univers émotionnel. Mon livre Un monde à portée de main [Verticales, 2018] en est le témoin. »
DU FAC-SIMILÉ DE LA GROTTE DE LASCAUX AU TROMPE-L’ŒIL
Au départ, pour ce roman, Maylis de Kerangal voulait travailler sur la préhistoire. Elle décide alors de saisir cette période qui la fascine sous l’angle de la création de fac-similés de grottes comme celle de Lascaux. « Ce sont des projets massifs d’un point de vue financier et technologique. On y croise des ingénieurs, des préhistoriens, des artistes. La science et l’art occupent le même périmètre. J’ai vu dans cette fluidité des savoirs une sorte de réactivation des ateliers de la Renaissance. » Elle visite le chantier de Lascaux IV, à Montignac, en Dordogne, et assiste à l’élaboration des parois plus vraies que nature. Elle s’interroge sur le parcours de ces femmes qui, à partir de pigments mis au point par des géologues, reproduisent les dessins de nos lointains ancêtres. « Cela m’a bouleversée de voir ces filles extrêmement concentrées refaire les gestes du paléolithique. J’ai découvert que l’on apprenait cet art en Belgique dans un institut de peinture. C’est devenu le récit de Paula Karst, une artiste spécialisée dans l’art du trompe-l’œil. Un métier qui demande une précision d’orfèvre pour imiter les marbres, les bois ou les pierres précieuses. Les pages consacrées à la formation ne devaient compter que 20 000 signes, elles sont finalement devenues la première partie du roman. J’ai été happée par cet univers. » L’auteure s’est rendue à l’Institut supérieur de peinture Van der Kelen, situé rue du Métal à Bruxelles. Elle a aussi visité tous les lieux du roman : les studios Mosfilm, à Moscou, ceux de Cinecittà, à Rome. Au fil du récit, on croise sur la palette des étudiants quantité de couleurs et de pigments aux noms poétiques qui réveillent les imaginaires : le vert céladon, l’acajou du Congo, le blanc de Chine, l’alizarine cramoisie, le jaune de cadmium, l’orange de chrome, le noir de vigne... « Ces mots sont comme des gisements de langage. Ce vocabulaire des mondes techniques est souvent mal apprécié en littérature. Quand je les découvre, je les exauce. Cela m’émerveille. Il y a cinquante sortes de pinceaux, avec des poils différents selon le trait que l’on veut obtenir. Entre la martre, le petit-gris de Russie, la soie de porc, on dispose de toute une faune sous les doigts. Avec Un monde à portée de main, j’avais à cœur aussi de réactiver le lexique des artistes du trompe-l’œil. Ce sont en quelque sorte les prolétaires de la peinture. Leur vocabulaire de la main, de la matière, du geste est une façon d’inscrire la littérature dans le réel. »
« La peinture a toujours fait partie de ma vie. Avec les années, elle a pris de plus en plus de place dans mon univers émotionnel. »Maylis de Kerangal
Comme elle l’a fait pour ses autres livres, Maylis de Kerangal a écrit Un monde à portée de main dans la petite chambre qui lui sert de bureau, à deux pas de la place des Vosges, à Paris. Quand elle lève les yeux de son ordinateur, elle croise le regard de Rembrandt. « Il est un peu mon idole. En face de moi, au mur, j’ai son autoportrait en jeune homme ébouriffé, de la taille d’une carte postale. Le plus fou chez Rembrandt, c’est la manière avec laquelle il arrive à restituer la part d’humanité. Pour le roman, qui se déroule en partie à Bruxelles, je regardais vers le nord de l’Europe. Le personnage de Jonas Roetjens, qui porte un nom hollandais, a toujours la casquette baissée sur les yeux. Cela vient directement de Rembrandt. Dans ses toiles, le haut du visage est toujours assombri, comme caché. »
ARTISTE ASSOCIÉE DU MUSÉE D’ORSAY
En 2019-2020, Maylis de Kerangal a été la première écrivaine artiste associée du musée d’Orsay. Cette collaboration est née d’abord d’une invitation de l’institution à commenter en vidéo une œuvre de sa collection. L’auteure a choisi Œillets et clématite dans un vase de cristal, peinture à l’huile réalisée par Édouard Manet en 1882. « Il meurt de la gangrène, il est en train de pourrir d’une certaine manière, et il peint des fleurs, des bouquets. C’est très troublant. Dans le vase de cristal haut et étroit, on voit par transparence les tiges. On pense à des pinceaux qui trempent dans un godet. J’ai l’impression que Manet métaphorise la peinture. Il peint la fragilité. Le verre qui peut se casser, la fleur qui va se faner. C’est un tableau merveilleux et bouleversant. Le compagnonnage entre l’écrivaine et le musée d’Orsay s’est traduit, entre autres, par une lecture musicale et un travail avec des lycéens autour de la place du livre dans les tableaux. Maylis de Kerangal disposait d’un pass lui permettant de se rendre tous les jours sous la grande nef de l’ancienne gare. Avec le peintre Jean-Philippe Delhomme, artiste en résidence Instagram au musée d’Orsay, elle a aussi pu visiter les précieuses réserves. Cela a donné un ouvrage, Légendes des réserves (musée d’Orsay/Gallimard, 2021), et une exposition en forme de plongée dans la partie la plus secrète du bâtiment. « Les tableaux sont accrochés sur des grilles, sans cartels. On se risque au regard. On peut dénigrer ce qui est considéré comme un chef-d’œuvre et exalter une toile désignée comme une croûte par les historiens d’art. C’est une expérience géniale. » Au cours de son immersion, Maylis de Kerangal s’est confrontée à la nature même du musée. « Un grand vaisseau, un temple posé au bord de la Seine, une vaste machinerie avec tout un monde qui travaille là. J’en suis ressortie avec un tas de questions sur la place du musée dans la cité. Orsay est au cœur d’un des quartiers les plus riches de la capitale, à deux pas des lieux de pouvoir. On peut s’interroger sur le fait qu’une partie de la population ne se sent pas légitime pour y entrer. C’est une grande préoccupation des conservateurs. Comment faire venir les gens ? Pas seulement les CSP+ ou les riches touristes. Rendre le palais à ses usagers. » Une réflexion à laquelle elle participe à sa façon, en tenant la chronique du chantier de restauration du Grand Palais*. Si elle avait pu repartir des réserves du musée d’Orsay avec un tableau, elle aurait choisi Branche de pivoines blanches et sécateur, une huile sur toile de Manet. « Il y a une modernité et une simplicité qui me touchent. Courbet est sans doute l’un des peintres que j’aime le plus, mais ses tableaux sont trop grands ! » Encore une fois, il faudra se contenter d’une carte postale.
*Chaque trimestre, Maylis de Kerangal lit six minutes de son texte sur France Culture, dans l’émission Affaire en cours de Marie Sorbier (19 h 20, du lundi au vendredi).
« Légendes des réserves », 9 novembre 2021- 13 février 2022, musée d’Orsay, 1, rue de la Légion-d’Honneur, 75007 Paris.