À Chantilly, le musée Condé consacre une exposition au maître incontesté de la Renaissance germanique, Albrecht Dürer. Hors des sentiers rebattus, elle révèle un artiste en perpétuel dialogue avec ses contemporains, dont il bouleversera la production par-delà les frontières.
En France les expositions sur des artistes germaniques sont rares, même lorsqu’ils s’appellent Dürer ; nos musées leur préfèrent souvent les Italiens, que l’on croit connaître et comprendre mieux. Heureusement, le musée Condé déroge à la règle. Il rassemble dans le Jeu de paume du château de Chantilly plus de deux cents feuilles de la Renaissance, qui rappellent combien ses frontières sont poreuses voire artificielles et racontent comment l’art de Dürer a gagné l’Europe, non sans la bouleverser. S’affranchissant fort allègrement de l’exercice monographique, délaissant définitivement le mythe du démiurge isolé, les commissaires de l’exposition, Mathieu Deldicque, directeur du musée Condé, et Caroline Vrand, conservatrice du patrimoine au département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque nationale de France, restituent le dialogue continu que le maître allemand entretenait avec ses contemporains allemands, italiens ou néerlandais. Le parcours est ainsi parsemé de passionnantes confrontations, qui évoquent tantôt ses sources d’inspirations, tantôt ses concurrents, tantôt ses suiveurs, tout en ayant soin de ne jamais les hiérarchiser.
Avec la même exigence que lors de l’exposition sur la Joconde nue (2019), le visiteur est invité à porter un autre regard sur la réalité de l’art renaissant, qui n’aime rien tant que répéter, s’approprier, réinventer. Les échos se multiplient entre les artistes d’horizons variés, à mesure que les circulations s’intensifient en Europe. Ceci peut expliquer le succès fulgurant de la gravure à cette époque, dont Dürer fit rapidement son médium de prédilection. Reproductible, largement diffusée d’un atelier l’autre bien au-delà des limites étatiques, l’estampe s’impose comme le creuset d’une inspiration commune pour une génération d’artistes humanistes avides de connaissance et de liberté. Dürer se distingue toutefois par sa capacité hors norme à renouveler ses modèles plus qu’à les imiter. Si l’exposition rappelle, avec une stupéfiante Tentation de saint Antoine, ce qu’il doit à Martin Schongauer et aux maîtres de la gravure germanique, elle n’en révèle pas moins son incroyable faculté d’innovation. Les créatures fantastiques, déjà prêtes à écarteler le pauvre saint homme dans l’image de Schongauer, prennent sous le burin de Dürer des proportions inédites, dont la fantaisie violente et l’inquiétante étrangeté viennent envahir le cycle de l’Apocalypse.
La force incomparable de ces images, qui déterminent même l’idée que l’on se fait encore aujourd’hui de la catastrophe annoncée par l’apôtre Jean, pourrait aussi provenir de l’échange fécond que Dürer tenait à entretenir avec les artistes qu’il estimait. Quand la plupart se contentaient de faire voyager leurs œuvres, lui choisit d’aller parcourir l’Europe à la rencontre de leurs auteurs. Il se rend ainsi aux Pays-Bas et en rapporte un carnet de croquis dont les plus belles pages, acquises par le duc d’Aumale au XIXe siècle, comptent parmi les chefs-d’œuvre les plus méconnus de Chantilly. Toutes les reproductions possibles sont bien impuissantes
à en préserver l’effet, et rendent peu justice à leur étonnante fraîcheur. Ces voyages offrent au peintre l’occasion de multiplier les audaces iconographiques et techniques, achevant de faire de la gravure un laboratoire propice à toutes les expérimentations. L’évocation du voyage en Italie et de sa rencontre avec Jacopo de Barbari – un face-à- face inoubliable – témoigne de cette volonté manifeste d’émulation entre deux esprits sûrs de leur indépendance et de leur originalité. Sans rien perdre de leur irréductible tempérament, les graveurs de Venise et de Nuremberg s’influencent réciproquement, teignant leurs nouvelles matrices d’un mystère latent, d’érotisme et de mélancolie.
S’il faut impérativement se rendre à Chantilly cet été, c’est aussi parce que cette exposition dévoile les richesses inouïes des collections françaises en matière d’arts graphiques germaniques, auxquels le duc d’Aumale n’était évidemment pas le premier à s’intéresser. Grâce au généreux concours de la Bibliothèque nationale de France, qui nous permet d’admirer l’Apocalypse et la Passion au grand complet, la majorité des épreuves présentées proviennent de la fabuleuse collection de Michel de Marolles, acquise par Colbert pour le compte de Louis XIV. Soigneusement protégées depuis le XVIIe siècles, toutes semblent avoir été imprimées hier. À ceux qui redouteraient tout de même l’aridité de l’œuvre gravé, il faut redire que l’exposition présente de nombreux dessins, dont une saisissante tête de cerf de même provenance, qui nous rappelle que les fascinantes aquarelles naturalistes de Dürer ne sont pas l’apanage de l’Albertina de Vienne !
« Albrecht Dürer, gravure et Renaissance », jusqu’au 2 octobre 2022, musée Condé, château de Chantilly, 60500 Chantilly