À l’occasion de son exposition au Domaine national de Chambord, l’artiste franco-argentin nous explique pourquoi le célèbre escalier hélicoïdal du château le fascine.
Ce qui avait commencé comme une résidence de quelques mois au Domaine de Chambord s’est rapidement transformé en un colossal projet d’exposition, nourri par deux années de réflexion. Pablo Reinoso s’est emparé de chaque recoin du site, instaurant un dialogue entre cet ensemble chargé d’histoire et ses œuvres récentes, à l’instar de Still Tree (2019) ou Les Trois Grâces (2012), dont quelques-unes spécialement créées pour le lieu. C’est le cas notamment de Révolution végétale, d’après Léonard, hommage feuillu au fameux escalier à double révolution du château, objet « fascinant et mystérieux », dont il a choisi de nous entretenir. «L’escalier est la construction la plus étonnante du château. Il m’a surpris, car il est absolument hors échelle. Au départ, j’avais imaginé un travail de réinterprétation de la maquette de Chambord, avant de comprendre qu’elle était entièrement déterminée par cet escalier central, sa colonne vertébrale, qui en avait commandé toute la structure. » Comptant parmi les premiers doubles escaliers de l’histoire de l’architecture, celui-ci a la particularité de ne pas avoir de fonction précise, hormis de desservir les différents étages. Il a davantage un rôle d’apparat et de jeu, puisque deux personnes empruntant chacune une entrée de la double hélice ne se croiseront jamais, mais pourront s’apercevoir à travers les quelques ouvertures de la cage ajourée. De même, les appartements, formant une croix grecque autour de l’escalier, sont surdimensionnés par rapport au logis, mais ne sont pas suffisamment vastes pour accueillir des réceptions. « On en vient à imaginer que cet escalier est une œuvre de l’esprit, dans le sens où c’est le geste, plus que la fonction terrienne, qui est magnifié. C’est ce côté déraisonnable qui m’a attiré, il en découle quelque chose de fascinant et mystérieux à la fois. » Un mystère accentué par les effets d’éclairage très puissants de la colonne centrale, qui libèrent «une grande magie ».
UN POUMON DE VIE
« Fasciné par la perspective foudroyante qu’offre cette colonne centrale, j’ai profité de cet écrin. » L’artiste l’a tapissée de sculptures de sa série Respirantes, des coussins se gonflant et se dégonflant à la manière de poumons. Ces œuvres ont vu le jour dans les années 1990, à une époque où Pablo Reinoso s’intéressait beaucoup à l’air comme matériau de construction, mais également comme métaphore vitale. « L’air est un élément dont tous les organismes vivants ont besoin, et chacun a développé un système pour se l’approprier et l’éliminer. L’air passe à travers tous les corps vivants, à eux d’apprendre à le saisir. C’est de là que vient la vie. Pour moi, mettre une Respirante dans cette colonne consistait à répondre aux battements du cœur du château. Chambord lui-même est un poumon de vie », souligne le designer. Plus grand parc clos d’Europe, il constitue un véritable support de régénérescence pour la nature. C’est un lieu où deux forces entrent en symbiose, celle de la nature et celle de l’esprit humain : « L’un des rares endroits où l’équation entre l’homme et la nature est équilibrée. »
« L’objet escalier et l’objet château sont indissociables » pour Pablo Reinoso, ils ont tous deux été conçus comme des lieux d’apparat. Le château a été « construit pour épater et sans aucune fonction d’utilité, puisque le roi préférait dormir sous une tente lorsqu’il venait à la campagne ». Du reste, les pièces étant toutes de dimensions identiques, elles ne permettent pas de respecter le protocole de la Cour qui réservait la plus grande chambre au souverain. Ce détail est fondamental aux yeux du sculpteur, car il annonce « une autre idée de l’architecture, une idée plus spirituelle ». En cela, le château de Chambord est une « métaphore de la France » à un moment charnière de son histoire, celui où, sous l’impulsion de François Ier, elle passe du Moyen Âge à la modernité de la Renaissance.
HOMMAGE À L’ESPRIT LÉONARDIEN
Cette transition n’aurait sans doute pu se faire sans l’influence de Léonard de Vinci sur le roi, lequel avait fait venir l’artiste à Paris quelques années avant la construction de Chambord. Bien que les constructeurs de ce bijou architectural restent à ce jour inconnus, il est indéniable que les idées du génie de la Renaissance ont joué un rôle dans l’élaboration de sa structure. Lorsqu’il a étudié l’histoire du château, Pablo Reinoso a surtout retenu « cette puissance de l’esprit léonardien », que l’on ressent particulièrement dans l’escalier, animé d’un principe fort de géométrie et de symétrie, deux sciences chères à l’artiste italien. « En travaillant à Chambord, j’ai dû tirer vers cette abstraction que propose la géométrie », remarque celui dont la pratique repose moins sur la symétrie que sur un concept de similarité. Ce concept est à ses yeux très lié à la nature : « Si l’on prend une feuille, par exemple, chaque côté de cette feuille est identique dans sa construction, mais aucun des deux n’est parfaitement symétrique. Il y a donc du semblable, du similaire, avec quelques petites exceptions. Dans la géométrie, il y a une rigueur dont la nature s’est libérée. » Une rencontre entre la géométrie léonardienne et la puissance créative de la nature que l’on retrouve dans son œuvre Révolution végétale, d’après Léonard, qui magnifie les jeux optiques de l’escalier central par les courbes sinueuses d’un épais branchage. L’architecture du château de Chambord est souvent décrite comme une utopie. Les œuvres de Pablo Reinoso, bien que celui-ci affirme n’y avoir jamais pensé, fonctionnent elles-mêmes comme des utopies. En explorant la tension entre l’esprit humain et l’esprit de la nature, ses sculptures ont pour ambition de créer un équilibre entre ces deux forces de vie fondamentales – que le Domaine de Chambord a su aussi faire entrer en symbiose.
« Débordements. Pablo Reinoso », 1er mai-4 septembre 2022, château de Chambord, 41250 Chambord