Certains observateurs étaient prudents avant la vente de la collection Al Thani chez Sotheby’s, qui a débuté mardi 11 octobre par la vacation la plus importante, suivie cette semaine de cinq autres. Elle n’avait « ni le côté glamour de Givenchy vendu chez Christie’s ni le même délai de possession des œuvres », souligne un spécialiste. Mais elle « avait bien plus de chefs-d’œuvre et est d’une indéniable qualité », poursuit-il, sans parler des provenances illustres. Et Sotheby’s a poussé le marketing très loin – des catalogues au dîner de gala ressuscitant l’esprit des lieux – pour valoriser cet ensemble d’un millier de lots, réunis avec passion par le cheikh Hamad Al Thani pour meubler l’Hôtel Lambert, propriété de sa famille jusqu’à sa revente récente.
Peu importe donc que ces pièces n’aient été acquises que depuis une quinzaine d’années, ni qu’elles n’aient guère habité l’Hôtel Lambert pendant son âge d’or, quand il appartenait aux Rothschild et abritait les fêtes fastueuses du baron de Redé. La première vente, à elle seule, a totalisé 46,8 millions d’euros, dans l’estimation haute de 39,3 millions (hors frais) avec un très beau score de 95,3 % de lots vendus et une pluie d’enchères millionnaires. « La vente s’est très bien passée et a attiré de nombreux nouveaux clients », souligne un acteur du marché. Car ; si pendant une quinzaine d’années, Hamad Al Thani a été l’un des plus gros acheteurs sur le marché des meubles et objets du XVIIIe siècle, raflant presque toutes les pièces exceptionnelles, l’intérêt a été ici très diversifié. Selon Sotheby’s, plus de 350 enchérisseurs se sont manifestés ! Un signe, dans la foulée de la vente Givenchy, que le marché du très haut de gamme se porte très bien pour les créations du XVIIIe siècle… et que les milliardaires de la planète ont beaucoup d’argent à dépenser et de demeures à meubler dans l’esprit des châteaux français !
Les musées aussi ne sont pas restés inactifs. Le château de Versailles a préempté une paire de scabellons en marqueterie d’André-Charles Boulle livrée au Grand Dauphin en 1684, pour 1,3 million d’euros avec les frais. La même institution s’est emparée d’un guéridon d’Adam Weisweiller de 1784 pour un demi-million d’euros. Le Mobilier national a jeté son dévolu sur un tapis royal de la Savonnerie créé pour le palais du Louvre en 1678, pour 453 600 euros. La Manufacture de Sèvres a préempté un vase couvert de Nevers pour 88 200 euros. D’après nos informations, un musée américain de la Côte Est a acquis des pièces importantes. La galerie Kugel s’était dite prête à racheter des pièces auparavant passées entre ses mains…
Mais ce sont surtout les enchérisseurs privés qui ont dynamisé la vente et qui, souvent, se manifestent peu par ailleurs. Parmi eux figurerait Steven Schwarzman, l’homme à la tête du fonds d’investissement Blackstone, qui a gagné une fortune l’an dernier et avait donc beaucoup d’argent à dépenser… Il est connu pour avoir fait, ces dernières années, une razzia sur le mobilier et les objets d’art du XVIIIe siècle pour meubler ses luxueuses propriétés, dont Miramar, sa maison mythique de Newport, qu'il vient juste de s'offrir, aux allures de château. Ce serait lui l’acheteur du top lot de la vente, une paire de marquises royales de Jean-Baptiste II Tilliard livrée pour le château de Bellevue vers 1784. À 3,6 millions d’euros, c’est un record pour une paire de sièges français du XVIIIe siècle. Un enchérisseur a par ailleurs remporté pour 2,2 millions d’euros une commode en marqueterie attribuée à BVRB Ier.
Toutes les pièces n’étaient toutefois pas proposées dans cette vente. Un œil attentif pouvait remarquer, sur les photos des intérieurs de l’Hôtel Lambert reproduites au catalogue, certains meubles qui n’y figuraient pas. Ainsi d’une commode en laque créée par Joseph pour le marquis de Marigny, ou encore d’un secrétaire à cylindre de Weisweiller livré au palais de Caserte, résidence des Bourbons à Naples. Des pièces qui, selon certaines sources, appartenaient à l’Américain Henry Kravis, cofondateur d’un autre fonds d’investissement florissant, KKR, et qu’auraient racheté Hamad Al Thani de gré à gré. C’est de la même façon discrète que ce dernier aurait revendu à Steven Schwarzman la commode en laque. Mais qu’est devenu le secrétaire ?