Londres contre Paris : l’histoire de deux centres artistiques. Nous savons comment cette rivalité historique est supposée se jouer. Londres a les milliardaires délocalisés et les ventes aux enchères à gros montants, Paris a son passé artistique. Londres est la ville de l’art contemporain d’avant-garde, Paris celle du contemporain classique. Londres est cool, Paris est chic. Et ainsi de suite.
Mais beaucoup de choses se sont produites au cours des six dernières années pour ébranler ces préjugés. Le choix de la Grande-Bretagne de quitter l’Union européenne en 2016, mettant fin à la libre circulation des marchandises entre le Royaume-Uni et le plus grand bloc commercial du monde, a porté préjudice au marché de l’art londonien. L’année dernière, la part du Royaume-Uni dans les ventes aux enchères mondiales est tombée à 13 %, contre 18 % en 2019, selon le dernier rapport Art Basel UBS Art Market. Les ventes aux enchères équivalentes en France en 2021 ont bondi de 6 % à 9 %.
Une fois que les marchands basés à Londres ont été accablés par les nouveaux tarifs douaniers, la bureaucratie et les frais de transport liés au Brexit, Paris est devenu l’alternative logique pour les galeries internationales. David Zwirner, Skarstedt, Mariane Ibrahim, Galleria Continua, White Cube et Gagosian ont tous établi de nouvelles antennes dans la capitale française, et Hauser & Wirth y ouvrira l’année prochaine.
Au moins pendant la saison des foires d’octobre, Londres a toujours Frieze, le salon d’art contemporain le plus cool d’Europe organisé sous une tente. Mais aujourd’hui, la Foire internationale d’art contemporain (Fiac) de Paris, vénérable mais moins active commercialement, a été remplacée par la très attendue Paris+ (pour l’instant, également sous une tente), organisée par Art Basel, la plus grande et la plus chic des franchises de foires d’art du monde.
Dans les années 2010, il y avait une semaine de battement entre ces prestigieuses foires de Londres et de Paris, ce qui ne permettait pas aux visiteurs long-courriers d’assister aux deux événements. Frieze London et Paris+ se tiennent désormais consécutivement. De plus, le dollar américain a atteint sa valeur la plus élevée depuis des décennies, tant par rapport à la livre que par rapport à l’euro.
« Je vais à la fois à Frieze London et à Paris+ parce que j’achèterai probablement des œuvres pour des clients dans les deux foires, déclare Wendy Cromwell, conseillère en art basée à New York. Le taux de change rend les choses encore plus attrayantes pour les Américains ».
Mais, pour Cromwell, Frieze, qui est désormais détenue majoritairement par l’agence d’artiste californienne Endeavor, a perdu l’avantage qui faisait de Londres en octobre un rendez-vous incontournable pour tant de collectionneurs et de conseillers américains.
« Frieze a une marque forte, mais l’année dernière déjà, il était clair que l’énergie s’était déplacée de son lieu d’origine au Royaume-Uni vers Los Angeles, et maintenant Séoul, explique Cromwell. Paris+ ne sera pas une énorme foire, mais c’est [Art] Basel, donc la qualité sera là, et c’est la ville lumière, qui est très étincelante ces jours-ci. Après le Brexit, Paris est la ville idéale ».
L’ouverture de la Fondation Louis-Vuitton et de la Bourse de Commerce-Pinault Collection, deux musées privés exceptionnels fondés respectivement par les méga-collectionneurs Bernard Arnault et François Pinault, a donné une dimension supplémentaire à la scène artistique parisienne. Il en va de même avec l’arrivée de nombreuses et prestigieuses galeries internationales, selon Cécile Verdier, la présidente de Christie’s France.
« Cela a incité les collectionneurs à passer plus de temps à Paris », dit-elle, ce qui a eu pour effet d’augmenter la demande dans les ventes aux enchères parisiennes. En juin, la dispersion par Christie’s de l’opulente collection Hubert de Givenchy d’art du XXe siècle et de mobilier du XVIIIe siècle a rapporté 114,4 millions d’euros, soit plus du double de l’estimation basse. Vingt lots ont été vendus pour plus d’un million d’euros, dont beaucoup ont été achetés par des clients asiatiques. « Les Asiatiques aiment acheter à Paris, explique Cécile Verdier. Paris est une marque pour eux ».
Sotheby’s emménagera l’année prochaine dans un siège parisien agrandi de 3 500 m2 au 83 rue du Faubourg Saint-Honoré. La société a vendu du 11 au 14 octobre l’opulent contenu de l’Hôtel Lambert réuni par le Cheikh Hamad bin Abdullah Al Thani pour plus de 75 millions d’euros. Bonhams s’est également développé à Paris, ayant récemment acquis la maison de ventes aux enchères française Cornette de Saint Cyr.
« Il existe un écosystème particulier ici, explique Cécile Verdier. Il y a beaucoup de petites maisons de ventes aux enchères qui donnent de la vitalité à la scène artistique parisienne ». La base de données sur le marché de l’art Artprice rapporte que les maisons de ventes aux enchères parisiennes ont enregistré des « performances exceptionnellement fortes » au cours du premier semestre 2022, avec des ventes chez Artcurial en hausse de 42 % et chez Aguttes de 154 %.
Mais malgré cette résurgence culturelle et commerciale, Paris, pour le moment du moins, n’a toujours pas la puissance de Londres, qui compte de nombreux marchands contemporains très réputés qui découvrent et soutiennent les artistes de premier plan. Un espace de Gagosian ou de David Zwirner est une chose, mais trouver les équivalents parisiens de Sadie Coles, Thomas Dane, Josh Lilley, Stuart Shave et Carlos Ishikawa en est une autre.
« Il y a beaucoup plus d’activité et de galeries à fréquenter à Londres », explique la conseillère en art Candace Worth, basée à New York et spécialisée dans le premier marché : « Paris n’a jamais été aussi propice aux transactions pour moi. Il y a une plus grande concentration de galeries avec lesquelles je veux traiter à Londres ».
Mais la scène londonienne de l’art contemporain a-t-elle encore son esprit grinçant maintenant que les YBA ont atteint l’âge mûr, que Frieze appartient à un conglomérat américain et que le coût élevé de la fréquentation des prestigieuses écoles d’art britanniques dissuade les étudiants doués issus de milieux moins aisés ?
« Il y a toujours du talent qui sort de Grande-Bretagne, fait remarquer Worth. Les gens repèrent les artistes britanniques dans les écoles d’art ».
Reste à savoir combien de temps cela va durer. La nouvelle Secrétaire d’État à la Culture de l’actuel gouvernement conservateur britannique est Michelle Donelan, qui, en janvier 2022, en tant que ministre des universités, s’est engagée à « éradiquer » les cours dits « de faible qualité » qui n’offraient pas de perspective d’emplois bien rémunérés pour les diplômés. En 2018, un rapport de l’Institute of Fiscal Studies, financé par le gouvernement britannique, a conclu que l’étude d’arts semblait entraîner « des revenus plus faibles à l’âge de 29 ans que le fait de ne pas aller du tout à l’université ». Le financement public des diplômes d’art et de design au Royaume-Uni a été réduit de 50 % l’année dernière. Le récent renflouement massif des compagnies d’énergie britanniques par le gouvernement du Royaume-Uni exercera probablement une pression supplémentaire sur l’enseignement artistique et le secteur culturel en général.
Le gouvernement français, en revanche, voit une valeur sociale et économique dans les arts plastiques. En octobre 2021, pendant la semaine de ce qui s’est avéré être la dernière Fiac, le président Emmanuel Macron a invité 200 galeristes et artistes à une réception au palais de l’Élysée pour les remercier d’avoir fait de Paris le « centre nerveux du monde de l’art ».
Londres et Paris sont toutes deux de grandes villes avec des scènes artistiques extraordinairement riches. Mais la Grande-Bretagne post-Brexit, avec son économie en déclin pilotée par une forme impitoyable de capitalisme néolibéral, est-elle le genre de destination que les personnes qui s’intéressent à l’art souhaitent visiter ?
« Les temps ont changé. Londres est devenue une ville lointaine, barricadée par des conservatismes commerciaux », déclare André Gordts, un collectionneur belge qui possédait un appartement à Londres et était un visiteur régulier de la foire Frieze. Il est désormais installé à Bruxelles. « La motivation pour pénétrer dans ce bastion vampirique n’est pas très grande », ajoute-t-il, précisant qu’il se rendra à Paris+, mais pas à Frieze. M. Gordts ne pense pas que le monde de l’art européen ait encore basculé en faveur de Paris, mais il ne veut plus se rendre à Londres. « Je ne me sens pas le bienvenu au Royaume-Uni et il me faudra beaucoup de temps pour surmonter ce sentiment », affirme-t-il.
Un exemple de « vive la différence », peut-être ?