La Biennale de Lyon 2022 tisse des liens avec Beyrouth et offre un vaste panorama de la création au Liban dans les années 1960. À Istanbul, le pays du cèdre est aussi à l’honneur, mais en lien avec la Turquie, Lamia Joreige retraçant dans sa grande installation Mapping a Transformation l’histoire du Proche-Orient à la fin de l’Empire ottoman (1913-1920). À travers une frise mettant en scène archives personnelles et documents, l’artiste explore une période de transition dont les conséquences se font encore ressentir de nos jours. Cette œuvre est présentée au Pera Museum, l’un des principaux sites de la Biennale d’Istanbul 2022.
IMPORTANTE DIMENSION SONORE
Orchestrée par Ute Meta Bauer, Amar Kanwar et David Teh, cette édition de la manifestation a, comme beaucoup d’autres, été affectée dans sa préparation par la pandémie de Covid-19, ce qui a conduit le trio de commissaires à saisir « l’opportunité de penser et agir différemment ». Et d’ajouter : « Nous avons ressenti le besoin de nous focaliser sur le processus plutôt que sur la production. » La Biennale se fait ainsi le terreau de discussions autour des grandes questions qui font débat aujourd’hui. Toujours au Pera Museum, Sim Chi Yin, artiste qui vit et travaille à Singapour et à Berlin, aborde dans ses œuvres la guérilla anticoloniale menée de1948 à 1960 en Malaisie britannique. À travers photos et documents réunis sous l’intitulé « The public life of women. A feminist memory project », la Nepal Picture Library se donne pour but « de faire entrer les femmes népalaises en masse dans la mémoire collective ». Dans le même lieu encore, les artistes de Jakarta Irwan Ahmett et Tita Salina s’intéressent, avec leur installation L’Appel de la fragilité [autre écho involontaire à la Biennale de Lyon et à son titre, « Manifeste de la fragilité »], aux bouleversements géopolitiques de la ceinture de feu du Pacifique, « une région sujette aux catastrophes naturelles intensifiées par la crise climatique actuelle ».
Barın Han, ancienne résidence et atelier d’un maître de la calligraphie, non loin de Sainte-Sophie – transformée en mosquée il y a deux ans –, est un autre lieu majeur de la manifestation cette année. Là, le Japonais
Nakamura Yuta se penche sur les activités en Turquie de l’architecte moderniste allemand Bruno Taut – auteur notamment du catafalque pour les obsèques du premier président turc, Mustafa Kemal Atatürk, en 1938 – et s’interroge sur la dimension utopique de son œuvre. Christian Nyampeta propose quant à lui une École du soir, qui s’articule en particulier autour des « Archives sonores de la littérature noire », une collection unique d’albums vinyles produite par Radio France Internationale dans les années 1970 et 1980, réunissant des enregistrements d’écrivains tels que Léopold Sédar Senghor, Ousmane Sembène, Ahmadou Kourouma, Birago Diop, Bernard Dadié ou Aimé Césaire.
La Biennale comporte en effet une importante dimension sonore, le débat s’étant engagé dès avant son ouverture sur les ondes de la station stambouliote Açık Radyo, qui accueillit pendant vingt-six semaines un programme s’inscrivant dans le projet curatorial de cette édition. Plusieurs pièces sonores sont également disposées au sein du parcours. Au Çinili Hamam, rénové magnifiquement – peut-être même un peu excessivement – grâce à un mécénat du groupe Marmara, sont réunies les installations multicanaux de Taloi Havini, créatrice originaire de Papouasie-Nouvelle-Guinée, et de l’Italien Renato Leotta. Au Küçük Mustafa Paşa Hammam, Tarek Atoui, artiste et compositeur électroacoustique basé à Paris, propose sa pièce Water’s Witness, qui diffuse les sons enregistrés dans des ports à travers le monde, et Whispering Playground, réalisé dans un jardin d’enfants dans le cadre d’un projet pédagogique. Nouveau lieu de la Biennale, un long tunnel conçu pour servir d’issue de secours au métro d’Istanbul accueille Cyclope, la création sonore et lumineuse enveloppante d’un autre Parisien, Carlos Casas.
S’AFFRANCHIR DE L’ART CLASSIQUE
La Biennale se déploie également cette année de l’autre côté du Bosphore, dans la partie asiatique de la ville. Là, une ancienne usine de gaz, Müze Gazhane, transformée en 2021 en une friche culturelle largement tournée vers les habitants du quartier, abrite par exemple deux bibliothèques ouvertes 24 heures sur 24. Le site comprend des espaces d’exposition qui présentent les interventions de plusieurs collectifs, notamment INLAND, dont les projets « agroécologiques collaboratifs » ont été réalisés avec des producteurs de fromage de diverses régions d’Anatolie. Certaines participations font écho à la Documenta 15 et à son architecture basée sur le collectif, ce qui n’a, somme toute, rien d’étonnant. Deux des trois commissaires de la 17e Biennale d’Istanbul – Ute Meta Bauer et Amar Kanwar – sont en effet membres du comité de sélection qui a choisi les Indonésiens de Ruangrupa pour piloter cette année la grande exposition de Cassel.
Moins qu’en Allemagne, la manifestation turque s’affranchit tout de même largement des œuvres classiques, la peinture étant par exemple pratiquement absente. « Nous n’avions pas l’intention de créer une sorte de collection d’objets figés et spectaculaires que les gens pourraient consommer visuellement », précise Ute Meta Bauer. Ici aussi, les commissaires ont invité un collectif indonésien, en l’occurrence Danarto dkk, qui expose à Barın Han. « L’Indonésie est sous les feux de la rampe, et je pense que c’est une chose très positive parce que c’est un pays qui a des modèles et des histoires bien spécifiques de pratiques artistiques collectives, d’environnements collectifs pour l’éducation artistique, etc. », souligne David Teh. D’autres lieux répartis dans Istanbul accueillent également différentes interventions, à l’exemple de Büyükdere 35, un espace avec vitrine sur rue transformé par le collectif Cooking Sections en snack où l’on peut déguster ses productions culinaires sur fond de militantisme en faveur de la défense du buffle d’eau dans les environs d’Istanbul. Le visiteur est encore invité à se rendre dans une ancienne école grecque pour filles, au Performistanbul Live Art Research Space (PCSAA) dans le quartier de Galata, et jusqu’au jardin de plantes médicinales de Zeytinburnu. « Si les quartiers d’Istanbul peuvent faire partie de l’expérience du visiteur, d’une certaine manière, la cité devient l’hôte – je pense que nous avons réussi à le faire dans certains des quartiers. La ville devait être un protagoniste de cette édition », souligne David Teh.
La dimension performative est enfin largement mise en avant cette année, en sollicitant la participation de jeunes. L’artiste indonésienne Arahmaiani fait brandir ses drapeaux frappés de mots tels qu’« Amour », tandis que l’Américain John Bell distille des messages à caractères social, environnemental et politique grâce à ses marionnettes, impliquant aussi la jeunesse. Un élan d’espoir pour l’avenir.
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17e Biennale d’Istanbul, 17 septembre-20 novembre 2022, divers lieux, Istanbul, Turquie.