Après que le marché de l’art a rebondi mieux que prévu en 2021, le premier semestre de cette année a apporté un nouveau lot de défis : la guerre en Ukraine, l’aggravation de l’urgence climatique, l’inflation galopante et la crise du coût de la vie… Malgré cela, les importations et exportations mondiales d’œuvres d’art sont en passe d’atteindre des niveaux records d’ici à la fin de 2022, dépassant les 30,5 milliards de dollars atteints en 2019. Telles sont les conclusions de A Survey of Global Collecting in 2022, la dernière enquête sur les collectionneurs publiée aujourd’hui, 3 novembre, par Art Basel et UBS et rédigée par l’économiste de la culture Clare McAndrew.
Ayant interrogé 2 700 personnes fortunées sur 11 marchés, Clare McAndrew conclut que la demande des collectionneurs continue d’être « extrêmement résiliente » et que les prévisions de dépenses pour le reste de l’année 2022 sont « extrêmement élevées ». Selon Forbes, le nombre de milliardaires dans le monde a légèrement baissé, de 3 %, par rapport à la même période en 2021, tandis que leur richesse collective a également diminué de 3 %, soit une baisse de 400 milliards de dollars. Mais, cela n’a pas encore eu d’incidence sur le marché de l’art.
En effet, après près de deux ans de restrictions, un désir de voyage associé à un souhait de voir de l’art en personne a contribué à soutenir le marché. Au cours de l’année à venir, 77 % des collectionneurs déclarent avoir l’intention de participer à davantage de foires, d’expositions et d’événements à l’étranger, ce qui est bon pour le commerce mais pas pour l’environnement.
La crise climatique est toutefois présente dans l’esprit des collectionneurs. Le développement durable figure désormais au quatrième rang de leurs dix principales préoccupations (après le renforcement de la réglementation, l’augmentation des problèmes juridiques tels que les faux et les contrefaçons, et les obstacles au commerce international).
Il est également de plus en plus évident que les collectionneurs optent – ou envisagent d’opter – pour des solutions plus durables. Aujourd’hui, 71 % d’entre eux considèrent qu’il est essentiel ou hautement prioritaire de passer du fret aérien au transport maritime ou terrestre dans les deux prochaines années (contre 58 % en 2019), tandis que 76 % des collectionneurs disent qu’ils achèteront des œuvres d’art produites de manière durable (contre 60 % en 2019) et 74 % affirment qu’ils envisageront d’utiliser des matériaux d’expédition réutilisables ou recyclables (contre 60 % en 2019). Ceux qui prévoient de compenser leur empreinte carbone liée aux déplacements effectués pour des événements artistiques sont passés de 58 % en 2019 à 73 %. Presque tous les collectionneurs disent qu’ils sont prêts à payer un supplément de 5 % pour des solutions durables en 2022, mais seulement 27 % paieraient une prime de 33 %.
Pour l’instant, tout cela reste du domaine de la spéculation : il existe actuellement peu de données sur l’empreinte carbone du marché de l’art, et sur les mesures quantifiables qui sont prises pour la réduire.
Le rapport ne se penche pas vraiment sur le sujet de la diversité, si ce n’est pour noter que la représentation des femmes dans les collections d’art mondiales a faiblement augmenté depuis 2018, où elle était de 33 %, pour atteindre 42 % en 2022. Les marchés plus matures et plus importants comme le Royaume-Uni (47 %), la France (47 %) et les États-Unis (44 %) sont parmi les plus égalitaires. Clare McAndrew suggère que, plutôt qu’être la conséquence de la prise en compte de ce critère par les collectionneurs, c’est en fait la disponibilité des œuvres d’artistes femmes dans les galeries et les ventes aux enchères qui influence cette répartition par genre dans les collections.
La concentration persistante du marché ne contribue probablement pas à encourager la diversité. En 2021, 74 % de la valeur des œuvres d’art importées aux États-Unis provenaient de seulement 5 pays sur 199, le Royaume-Uni et la France en représentant près de la moitié. Ainsi, si la mondialisation a été présentée comme une bonne chose – encourageant le dialogue interculturel et une plus grande visibilité pour l’art et les artistes des marchés émergents –, elle a également créé une « arène très inégale », comme l’écrit dans le rapport Olav Velthuis, professeur et directeur du département de sociologie de l’université d’Amsterdam.
La réduction du commerce transfrontalier pendant la pandémie aurait pu inciter à se concentrer davantage sur les artistes et les marchés locaux, mais, selon le rapport, « cela n’a pas encore conduit à des changements significatifs dans les habitudes de collection en ce qui concerne les nationalités et les origines des artistes soutenus par les collectionneurs fortunés ».
Le durcissement des restrictions commerciales entre les États-Unis et la Chine, entre le Royaume-Uni et l’Union européenne, ainsi que les sanctions ont eu un effet négatif sur certains marchés. Peu de données précises sont pour l’instant disponibles concernant l’impact des sanctions sur le marché de l’art russe, mais le rapport note que la Russie compte 34 milliardaires de moins depuis l’invasion de l’Ukraine. La Chine, quant à elle, a perdu 87 milliardaires, principalement en raison de la réglementation gouvernementale et de la surveillance accrue des entreprises technologiques.
UBS suggère que les sanctions ont « conduit à ce que certains des flux commerciaux artistiques avec la Russie soient traités dans d’autres juridictions », notant que la Chine « a exprimé son opposition aux sanctions contre la Russie », alors qu’aucun pays en Afrique ou au Moyen-Orient n’a actuellement imposé de mesures. « Certains flux commerciaux entrants et sortants, notamment dans les domaines des objets de luxe et des œuvres d’art, ont augmenté dans des pays de ces zones géopolitiques, par exemple entre la Russie et les États du Golfe ou la Turquie », selon la banque.
L’une des évolutions les plus frappantes que le rapport identifie est la baisse des importations d’œuvres d’art au Royaume-Uni depuis le Brexit – ainsi qu’une augmentation de la place de Hongkong sur le marché, même si celle-ci pourrait bientôt chuter car les restrictions prolongées liées au Covid-19 menacent le marché de la région administrative spéciale. En 2000, le Royaume-Uni représentait 24 % des importations mondiales d’œuvres d’art ; en 2010, ce chiffre était de 30 % ; en 2016, il était de 16 % et en 2021 (lorsqu’a été ressenti pour la première fois l’impact du Brexit), la part du Royaume-Uni dans les importations mondiales d’œuvres d’art avait plongé à 7 %.
Néanmoins, Paul Donovan, économiste en chef à UBS Global Wealth Management, estime que nous devons être « prudents quant à l’importance que nous accordons au Brexit ». S’exprimant sur le podcast Art Basel Intersections, il note que le Royaume-Uni a subi plusieurs confinements « plus dramatiques » en 2021, qui « ont probablement entraîné de nombreuses perturbations sur un marché qui est assez dépendant des voyages internationaux ». L’impact total du Brexit sera mieux évalué au cours des deux prochaines années, ajoute Paul Donovan.
En effet, à l’heure actuelle, le Royaume-Uni détient toujours 17 % du marché de l’art global, ce qui en fait le troisième plus grand marché au monde, et les perspectives dans ce pays, comme dans les autres grands centres pour l’art, restent positives, du moins pour ceux qui se situent au sommet de l’échelle des richesses.
Cela ne résout toutefois pas les problèmes sous-jacents de la pérennité. Comme le dit Olav Velthuis : « Pour un écosystème artistique mondial plus diversifié et plus résilient, il est nécessaire de ne pas se restreindre à une vision centrée uniquement sur des acteurs de premier plan. Cela conduira inévitablement à une appréhension plus inclusive et moins hiérarchisée de l’art, qui reconnaîtra les cultures traditionnelles, artisanales ou autochtones. En fin de compte, pour qu’un écosystème artistique mondial reste viable, il faut s’attaquer aux déséquilibres dans les rapports de force ».