Avec enthousiasme, Aurore Clément tire de grands tiroirs : « Est-ce que Dean vous a montré ses lithographies ? » L’actrice est la meilleure attachée de presse du travail de son mari, Dean Tavoularis. Ils se sont rencontrés en 1979, aux Philippines, sur le tournage d’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Elle jouait Roxane Sarrault, la fille du propriétaire d’une plantation française, lui était le chef décorateur du film. Dans l’entrée de l’atelier qu’occupe l’artiste, au rez-de-chaussée d’un immeuble du 17e arrondissement de Paris, une photo rappelle cette époque. Le couple pose au milieu de la jungle. Derrière lui, on devine la fantastique réplique du temple d’Angkor Vat créée par le directeur artistique. Un élément clé du film. C’est au cœur des ténèbres de ce monument que vit retranché le colonel Kurtz, incarné par Marlon Brando.
DE DISNEY À COPPOLA
Dean Tavoularis, 90 ans, est une légende discrète du 7e art, dont la Cinémathèque française, à Paris, salue le talent au travers d’une rétrospective, du 3 au 11 novembre 2022. Un beau livre d’entretiens avec le journaliste américain Jordan Mintzer permet de replonger dans l’incroyable parcours de cet homme dont le nom figure au générique de quelques-uns des plus grands films du XXe siècle. En tant que production designer, comme l’on dit à Hollywood, il a supervisé les décors, les costumes et les accessoires de Bonnie and Clyde (1967) et Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, quasiment toute la filmographie de Francis Ford Coppola, dont la trilogie du Parrain, mais aussi Zabriskie Point (1969) de Michelangelo Antonioni ou La Neuvième Porte (1999) et Carnage (2011) de Roman Polanski.
« Son premier film, Bonnie and Clyde, était un rejet du vieux style hollywoodien et de ses décors pas vraiment réalistes, rappelle Jordan
Mintzer, correspondant à Paris pour The Hollywood Reporter. Dean Tavoularis avait fait en sorte que le tournage se déroule au Texas sur les lieux mêmes de l’histoire, dans un cadre naturel. En tant que chef décorateur, il a accompagné l’arrivée de ce que l’on a appelé le “Nouvel Hollywood”. Il avait de l’ambition et de la persévérance, et allait beaucoup plus loin que ce qui était nécessaire. Il imaginait un monde total. Par exemple, dans Le Parrain 2, pour la scène où [Robert] De Niro assassine le chef de la mafia dans les années 1920, il a transformé entièrement deux rues de New York. Dean savait que plus le décor était réel, plus les acteurs et le réalisateur seraient créatifs. »
Né en 1932 à Lowell, près de Boston, dans le Massachusetts, de parents grecs originaires du Péloponnèse, Dean Tavoularis grandit à Los Angeles. La journée, il apprend l’architecture, le soir, il suit les cours de l’Otis College of Art and Design, la première école d’arts indépendante de la ville. Le jeune homme est doué pour le dessin. Un jour, il apporte son portfolio chez Disney. Une semaine plus tard, il y est embauché.
Dans le couloir de son atelier, on aperçoit, posée au sol, une toile avec Mickey, le personnage aux grandes oreilles souriant et accueillant, souvenir heureux des débuts professionnels de Tavoularis. « J’envisageais soit une carrière artistique, soit celle d’architecte, se souvient le Parisien d’adoption dans le calme de son atelier. Finalement, les circonstances ont fait que j’ai commencé à travailler pour le cinéma. À l’époque, il n’y avait pas d’école de cinéma, Disney a été la mienne. J’y ai croisé des gens fabuleux. De l’animation, je suis ensuite passé aux films en prises de vues réelles. Disney, les Beaux-Arts et l’architecture ont été une formidable formation pour devenir chef décorateur. »
Le soir, après son travail chez Disney, il reprend ses pinceaux. L’une de ses toiles des années 1960 est accrochée au mur de son atelier. Sur fond de bannière étoilée, on distingue le logo du constructeur automobile Ford et le message « BUY US ». Ce jeu avec les logos, ces couleurs primaires, cette approche de la société de consommation et du capitalisme s’inscrivent parfaitement dans le mouvement du pop art. « J’aimais le travail de Robert Rauschenberg et de Jasper Johns, les toiles en noir et blanc de Robert Motherwell. J’étais très impressionné par cette onde de choc, par ce nouveau type de création. En quittant Disney pour travailler comme chef décorateur, j’ai eu plus de responsabilités. Je n’avais plus le temps de peindre. J’ai dû arrêter. Je regrette de ne pas avoir pu continuer. Je m’y suis remis seulement lorsque j’ai pris du recul par rapport au cinéma, au début des années 2000. » Dans son antre parisien, il goûte le plaisir solitaire de la peinture, si éloignée des contraintes économiques, logistiques ou artistiques de Hollywood.
RETOUR À LA PEINTURE
Au milieu de la pièce, une toile attend sa conclusion sur un chevalet. Elle représente un édifice au toit pyramidal doré, dont toutes les faces ne sont pas encore peintes. Un morceau de ruban adhésif sur lequel est écrit « red » est collé sur une petite zone délimitée au crayon. Derrière le sommet du bâtiment, un disque coloré, comme un énorme soleil recouvert de formes géométriques, occupe toute la place. Dans le bas du tableau, on devine quelques lettres du logo Coca-Cola. Voilà deux semaines que l’auteur est bloqué sur cette œuvre. Selon lui, le mieux à faire est d’attendre.
« Souvent, une peinture déclenche la suivante. Cette fois, je suis parti d’un cercle. La bâtisse pourrait être un cinéma hollywoodien. Parfois, vous peignez la toile, parfois c’est elle qui vous dépeint. J’ai le désir de prendre le pinceau tous les jours. Dès mon réveil, j’ai ce sentiment chevillé au corps. Je ne peux pas expliquer pourquoi. Et pourtant, pendant des années, j’ai mis tout ça de côté. Mais, aujourd’hui, dans cet atelier, je suis au paradis. »
Sur son grand bureau repose une armada de règles et d’équerres, outils d’architecte qui lui permettent de dessiner les plans de ses toiles. Derrière sa chaise sont accrochées au mur des photographies de Winston Churchill, d’Abraham Lincoln et de Martin Luther King. « Trois hommes impressionnants », qui l’inspirent. Sur une vaste étagère, du matériel de peinture, une platine CD, des livres d’art… Aucun
indice de son ancienne vie cinématographique. À une exception, une édition de Sérénade de James Cain. Dean Tavoularis avait acheté les droits du roman pour réaliser son premier film. Malheureusement, cela n’a pas pu se faire. « De Niro était partant pour jouer dedans », regrette-t-il. Punaisé sur un montant, un petit mot écrit de la main d’Aurore Clément cite un conseil que Paul Gauguin adressait à ses amis de Pont-Aven : « Ne copiez pas trop d’après nature, l’art est une abstraction, tirez-la de la nature en rêvant devant. »
Dean Tavoularis semble avoir appliqué cette méthode pour une série de tableaux qui représentent des volumes en lévitation. Des blocs volent en éclat, comme dans la spec-taculaire séquence finale de l’explosion de la maison dans Zabriskie Point. Sur la musique planante de Pink Floyd, les objets sont projetés dans les airs au ralenti, en un ballet abstrait fascinant. Dans une autre pièce sont rangées des œuvres mettant en scène des éléments parisiens, comme l’Arc de triomphe, d’autres intègrent sur la toile des visages de poupées collés. Dans la cuisine sont exposées des sculptures géométriques qui rappellent l’esthétique du Bauhaus, la couleur pop en plus, et de grandes photographies repeintes avec des couleurs éclatantes.
Dean Tavoularis est décidément un artiste réservé à la créativité flamboyante.
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« Dean Tavoularis », 3-11 novembre 2022, Cinémathèque française,
51, rue de Bercy, 75012 Paris.
« Dean Tavoularis », 24 novembre 2022-14 janvier 2023, galerie
Louis Gendre, 7, rue Charles-Fournier, 63400 Chamalières.