Les confinements à répétition ont, par effet de balancier, vu les besoins de nature aller croissant chez l’être humain. Cette question de la relation entre la première et le second, les artistes l’explorent depuis bien longtemps, comme le montrent les œuvres de ce quatuor réuni pour l’occasion par le musée de Grenoble dans l’exposition « De la nature ». « Ici, à Grenoble, nous sommes entourés de montagnes, la nature y est, somme toute, un sujet pour le moins "naturel", estime Guy Tosatto, directeur de l’institution et co-commissaire de l’exposition. C’est un thème universel et immémorial. Depuis l’art rupestre jusqu’à la tradition du paysage, les artistes ont toujours eu un regard aigu sur l’environnement. L’idée était de rassembler, sur cette thématique qui leur est commune, quatre plasticiens déjà exposés et dont les présentations avaient été plébiscitées, en l’occurrence l’Allemand Wolfgang Laib, en 2008 ; le Français Philippe Cognée, en 2012 ; l’Italien Giuseppe Penone, en 2014 ; et l’Espagnole Cristina Iglesias, en 2016. Au-delà des préoccupations actuelles comme le changement climatique, et sans toutefois les nier, ces quatre regards très différents permettent aujourd’hui d’éclairer sous un autre jour cette relation de l’homme à la nature et d’illustrer la manière dont l’artiste parvient à en retirer l’essentiel. Côté parcours, nous n’avons pas voulu chercher la confrontation, mais, au contraire, conserver l’intégrité de chaque monde. » Chacun des artistes déploie donc son travail de façon étanche, mais de l’ensemble sourd néanmoins moult réflexions et/ou obsessions analogues.
La forêt est évidemment un thème récurrent. Ainsi, Giuseppe Penone s’emploie-t-il à la représenter dans sa substantifique moelle, au sens propre comme au figuré. L’homme a passé son enfance dans les forêts du Piémont et s’est « frotté » – c’est le mot ! – à elle « peau à peau », telle une communion douce. « Pour rendre la forêt, il faut être forêt », dit-il, mettant l’accent sur la prégnance du toucher. Pour réaliser ses Verts du bois, splendides et monumentales toiles de lin, l’artiste procède par estampage en frottant le textile à même la feuille, le tronc ou la branche, usant du substrat végétal à disposition, sève ou chlorophylle. Réalistes ou imaginés, ses paysages de sous-bois qu’il reconstitue alors d’une myriade d’empreintes semblent plus vrais que… nature.
Explorant depuis plusieurs années ce même sujet, Philippe Cognée, lui, se plaît à en faire émerger un sentiment d’ambivalence, qu’il s’agisse de ses Savanes aux tons verts et jaunes, saturés de lianes et de brindilles, ou de ses Forêts enneigées à dominantes anthracite, entrelacs de branchages et de troncs, dont la technique de l’encaustique brouille davantage encore la netteté. Face à ces « rideaux » de forêts impénétrables, sinon inextricables, le bucolique le dispute à l’inquiétant, et la nature peut aisément devenir piège. Idem avec ces toiles représentant, en gros plan, des fleurs archétypales, mais fanées : tulipe, pivoine, amaryllis… Leur déliquescence, accentuée par les nuances rouge, carmin et rose, évoquerait presque quelques lambeaux de chair décomposée, anatomies à la fois sensuelles et… carnivores. Le monde, en réalité, est double, aussi accueillant qu’angoissant.
La Chambre minérale humide qu’a construite Cristina Iglesias avec un mélange de poudre de marbre et de résine est une « grotte » façon rocaille contemporaine, avec un système de pompe à eau qui laisse perler des gouttelettes sur les parois intérieures. Luxuriant au-dedans et lisse au-dehors, ce « sanctuaire » cubique invite le visiteur à se perdre en ses entrailles labyrinthiques, au cœur d’un paysage fantasmé, dont une sorte de « lichen », sans doute primordial, évoque allègrement les massifs coralliens. Microcosme terrestre ou marin, le trouble est de mise. Tout comme il persiste devant les œuvres de Wolfgang Laib, adepte de longue date de la méditation et d’un travail d’ascèse avec la nature, dont la patiente récolte de pollen aux alentours de sa demeure, en Haute-Souabe. Ainsi en est-il de Brahmanda – « L’Œuf de l’univers », concept symbolique notamment populaire en Inde –, une pièce ovoïde en granit enduit de cendre et d’huile de tournesol qu’on a du mal à cerner pleinement, son poids, conséquent – deux tonnes –, semblant se dissoudre dans l’espace comme par « magie ». De même avec ce Carré de pollen, poussière fragile et féconde d’un jaune lumineux, presque en lévitation au-dessus du linoléum gris, dont les bords vibrants le rendent aussi impalpable qu’une œuvre lumineuse de James Turrell. Cette évanescence fait aussi le suc de l’œuvre Traverser la rivière/Pour Bodhidharma. Blanc sur blanc, ce pastel oblong nécessite une lumière rasante et un léger temps d’adaptation avant que l’œil ne voie un paysage se détacher de la surface du papier. Songe ou réalité ? Ce travail aux confins de la visibilité entérine, chez Laib, cette quête de l’immatériel et se fait allégorie de cet éveil cher à la religion bouddhiste.
En écho, mais a contrario, les Châteaux de sable de Philippe Cognée, paysage naturel ô combien prisé, semblent, eux, vouloir s’évanouir au plus profond de la toile. Ces architectures fragiles que la mer menace et qui, floutés à l’envi par la préparation à l’encaustique, dessinent au choix une chaîne de montagnes ou une ville antique en train de disparaître, métaphore du caractère éphémère des choses, sinon… de la civilisation.
« De la nature », jusqu’au 19 mars 2023, Musée de Grenoble, 5, place de Lavalette, 38000 Grenoble, www.museedegrenoble.fr