Le PinchukArtCentre, centre d’art contemporain situé à Kiev, décerne depuis 2009 son prix tous les deux ans à des artistes ukrainiens âgés de 35 ans ou moins. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie lancée le 24 février 2022, les priorités ont changé et le prix PinchukArtCentre s’est transformé, comme en témoigne l’exposition des 18 artistes présélectionnés qui a ouvert ses portes le 7 décembre (jusqu’au 30 avril 2023). Le conflit est omniprésent, des vidéos de chars d’assaut aux réflexions sur la mémoire et la perte, en passant par les idées de reconstruction d’après-guerre.
Les commissaires de l’exposition, Ksenia Malykh et Oleksandra Pogrebnyak, ont expliqué à The Art Newspaper que, bien qu’elles aient commencé à travailler sur l’exposition il y a près d’un an, avant les hostilités, elles ont ensuite « mis en pause ce processus après avoir ressenti le besoin de passer à une position plus militante » de défense de l’Ukraine. « Nous avons travaillé comme une sorte d’agence pour montrer au monde l’art contemporain ukrainien à une époque où chaque voix ukrainienne est si importante », affirment-elles. Elles ont organisé 20 expositions dans toute l’Europe, dont un événement collatéral à la 59e Biennale de Venise et une série d’expositions documentant les crimes de guerre russes. La dernière sur ce thème, qui s’est tenue du 29 novembre au 9 décembre au Parlement britannique, a été inaugurée par Olena Zelenska, la première dame d’Ukraine, et Victor Pinchuk, le milliardaire de l’acier et collectionneur qui a fondé le centre d’art de Kiev.
« Lorsque la situation à Kiev est devenue plus sûre, nous avons poursuivi nos conversations sur l’exposition avec les artistes présélectionnés pour le prix, expliquent Ksenia Malykh et Oleksandra Pogrebnyak. Avec la majorité des artistes, c’était comme si on recommençait depuis le début. Le contexte a radicalement changé, comme le contenu des œuvres. »
L’exposition se déroule dans un contexte toujours tendu, la Russie ayant lancé des missiles sur l’Ukraine pour détruire ses infrastructures énergétiques. « Notre équipe et nos artistes ont travaillé dans un contexte de coupures de courant constantes, de frappes de roquettes et d’alertes aux raids aériens, expliquent les commissaires. Étant en dialogue très étroit avec chacun d’entre eux, il a été extrêmement réconfortant de faire face ensemble à toutes ces situations imprévisibles. De la part de nos électriciens, nous avons reçu un magnifique appareil avec une batterie autonome ; ils savaient que la moitié du processus de scénographie et d’accrochage se déroulait dans la pénombre. »
L’artiste lauréat du prix recevra 370 000 hryvnias ukrainiennes (UAH), soit environ 9 400 euros, et sera automatiquement inscrit sur la liste des candidats présélectionnés pour le Future Generation Art Prize, le prix international des jeunes artistes de la Fondation Victor Pinchuk, tout en étant exposé à la prochaine Biennale de Venise. Deux autres lauréats du « prix spécial » recevront 90 000 UAH (2 250 euros), et celui du « choix du public », sélectionné en ligne par les visiteurs de l’exposition, recevra 37 000 UAH.
Certains des artistes exposés dans le cadre du prix PinchukArtCentre ont quitté l’Ukraine et ne peuvent y retourner pour le moment. Les œuvres illustrent la vie avant et après l’invasion, en abordant « les thèmes de la mort et du paysage après une bataille », ainsi que « la restauration des villes et, plus généralement, l’avenir qui nous attend tous », indiquent les commissaires. L’unité des Ukrainiens, dans ce moment historique, a inspiré le titre de l’exposition, « UNITED ». « Du point de vue du commissariat, nous apprécions grandement les connexions émotionnelles et spatiales qui ont surgi », ajoutent les commissaires.
Nikolay Karabinovych, lauréat du prix spécial en 2018, est l’un des artistes présélectionnés cette année. Commissaire adjoint de la 5e Biennale d’Odessa, sa ville natale, il est allé étudier à Gand en 2019 et a voyagé entre la Belgique et l’Ukraine. Aujourd’hui basé à Anvers, il ne peut retourner en Ukraine. Il présente le dernier chapitre de sa trilogie familiale, qui aborde la déportation de son arrière-grand-père au Kazakhstan et les tensions entre ses racines grecques et juives à Odessa. Dans le dernier volet, sa mère joue le Concerto pour orgue, orchestre à cordes et timbales en sol mineur (1938) de Francis Poulenc sur un orgue imaginaire. « Nous n’entendons pas la musique, nous ne voyons aucun public, seul un désert solitaire l’entoure », dit-il.
Autre œuvre exposée, la vidéo Steppe of Mickey Mouses. The Seekers (2022) de Daniil Revkovskiy et Andriy Rachinskiy, fait référence au surnom allemand des chars soviétiques détruits pendant la Seconde Guerre mondiale, lorsque les trappes déformées ressemblaient aux oreilles du personnage de dessin animé. Dans la vidéo, les artistes tombent sur un char russe abandonné dans un champ, le démontent pour le vendre comme ferraille et entonnent des prières pour être protégés des attaques.
Des artistes ont vécu les horribles premiers jours de l’invasion à Kharkhiv. La famille de Rachinskiy a fui vers Lviv au cours d’un périlleux voyage de trois jours. Revkovskiy et sa petite amie « se cachaient dans le sous-sol de l’une des galeries de Kharkiv avec certains des artistes de la ville que nous connaissions », témoigne-t-il. Après qu’une roquette russe a touché le bâtiment de l’administration de la municipalité, situé à proximité, ils ont réussi à traverser une foule dense à la gare et sont partis pour Lviv le 1er mars.
« Malgré l’invasion russe, Andriy et moi avons continué à réaliser des projets artistiques, raconte Revkovskiy. Nous avons filmé le projet Steppe of Mickey Mouses dans la région de Kharkiv. Nous sommes venus dans la ville avant et pendant plusieurs jours, nous avons parcouru des territoires désertés. Nous cherchions des endroits avec des tanks détruits. Des lieux où nous pourrions tourner notre vidéo. »
Pavla Nikitina a utilisé le scan et l’impression 3D pour créer des sculptures en photopolymère d’enfants jouant à cache-cache. Elle s’est inspirée des plus jeunes ukrainiens réfugiés avec lesquels elle a travaillé lors d’un atelier artistique qu’elle a contribué à organiser avec des enseignants et des étudiants de la faculté des beaux-arts de l’université de technologie de Brno, où elle prépare son master en sculpture. Nikitina vit en République tchèque depuis 2013, et s’y trouvait lorsque l’invasion de l’Ukraine a été lancée, « mais toute ma famille est à Kiev, dit-elle. Pour moi, ces enfants sont déjà des personnalités avec un caractère bien trempé et une envie de vivre, non pas pour perdre, mais pour trouver. Dans ce jeu, ils ne se cachent pas, ils cherchent. »
Lors de leur participation à la résidence d’art contemporain de Rivne en 2021, Petro Vladimirov et Oleksandra Maiboroda se sont formés en collectif artistique. Aujourd’hui, ils réfléchissent à la reconstruction de l’Ukraine. Leur projet pour le prix PinchukArtCentre s’intitule Building Materials for the Reconstruction of Houses in the Kyiv Region (2022). Il rassemble des matériaux de construction provenant d’expositions antérieures qui seront donnés pour rebâtir des maisons détruites par les troupes russes dans la région de Kiev. Vladimirov, qui a étudié l’architecture en Pologne, et Maiboroda se trouvaient à Varsovie lorsque l’invasion a commencé et ont coordonné la plateforme Architectes et designers pour l’Ukraine afin de proposer à des architectes et des designers ukrainiens des emplois à temps partiel et des commandes en Pologne.
« Ensuite, nous avons participé ensemble au projet WINDOW que j’ai co-initié, qui consistait à collecter des fenêtres recyclées et à les expédier à des organisations à but non lucratif en Ukraine travaillant à la reconstruction de maisons bombardées, explique Vladimirov. L’idée du projet du prix PinchukArtCentre est née de là. »
Maiboroda, diplômée en philosophie, explique qu’elle « ne peut pas faire de déclarations générales sur ce que l’art devrait être ou faire en temps de guerre », car « c’est une décision personnelle pour chacun liée à ses ressources émotionnelles, financières et sociales ». « Mais si quelqu’un est capable de continuer à faire de l’art tout en restant en Ukraine, cela doit être respecté, ajoute-t-elle. Si quelqu’un est capable de faire du bénévolat et de l’art, cela devrait être encore plus respecté. Le seul fait de faire du bénévolat est également génial. »