C’est la triste réalité des zones de conflit. À Kherson, libérée par l’armée ukrainienne le 11 novembre 2022, le Musée d’art avait été complètement vidé de ses 13 000 œuvres, embarquées par l’armée russe en direction de la Crimée. Certaines ont depuis refait surface dans une galerie de Simferopol. Ce genre de pillage, c’est ce que cherche à éviter à tout prix Iurii Vakulenko, directeur de la Galerie nationale d’art de Kiev. En début d’année, il a lancé un appel à la communauté internationale des musées. Il réclamait surtout des caisses pour protéger de la guerre les 14 000 chefs-d’œuvre de son institution qui, en 2022, fêtait son centenaire.
Enfant sans défense
Iurii Vakulenko a été entendu par la Ville de Genève qui a répondu à cet élan solidaire en sortant 333 caisses vides des réserves du Musée d’art et d’histoire (MAH), de celui d’ethnographie (MEG), du Fonds municipal d’art contemporain (FMAC) ainsi que de la Bibliothèque de Genève. Direction l’Ukraine. Au sous-sol du Musée Rath, l’institution a mis en scène une partie de ces solides coffres en bois à la manière d’une installation contemporaine. Le transport s’est fait par camion. 60 mètres cubes de chargement en tout, qu’il a ensuite fallu scinder en petits convois à la frontière polonaise pour être plus discret sur le territoire ukrainien. Une aventure pour souligner l’urgence.
« Nous sommes restés en contact avec nos homologues ukrainiens après cet envoi, reprend Marc-Olivier Wahler, directeur du MAH. La Galerie nationale avait organisé "Du crépuscule à l’aube", une grande exposition d’artistes de la fin du XIXe siècle au début du XXe pour célébrer son anniversaire. En juin, nous avons proposé d’accueillir une soixantaine de toiles de cette exposition au Musée Rath. » Le Kunstmuseum de Bâle, qui collabore aussi à cet accueil d’urgence, a choisi une option différente en accrochant 49 autres tableaux allant de la fin du XVIIIe siècle à nos jours, indépendants de l’exposition originelle. « Notre pays est en guerre pour sa liberté. En octobre 2022, des roquettes russes ont endommagé notre Galerie nationale. S’attaquer à un musée, c’est comme s’en prendre à un enfant sans défense, raconte Iurii Vakulenko. C’est fouler aux pieds nos valeurs et notre culture. Pour nous, c’est une joie et un honneur de présenter nos plus importants artistes dans deux grands musées de Suisse. »
Paysages mystiques
Du crépuscule à l’aube, donc. Tout un symbole par les temps qui courent. Romantisme, symbolisme, réalisme, orientalisme… Les courants se mélangent dans cette idée que les ténèbres ne sont pas faites pour durer. Sur les murs du Musée Rath, sont en effet présentées des choses fabuleuses que le public genevois voit ainsi sortir de l’ombre. Comme cette Nuit au bord du fleuve Don, peint en 1882 par Arkhip Kouïndji. Un grand format vertical plongé dans l’obscurité totale d’où émerge la tache lumineuse de la lune se reflétant dans les eaux vertes phosphorescentes de l’onde. Parmi les autres noms connus, figure celui d’Ilya Répine, à qui le Petit Palais, à Paris, a consacré une rétrospective en 2021. Côté thèmes, sont exposés aussi beaucoup de peintures religieuses dans ce pays à la piété infaillible, de Christ exaltés et auréolés, mais aussi de nombreux paysages. Les peintres ukrainiens y retranscrivent les hivers forcément rudes de leur pays, mais sous des cieux mystiques. Comme tous les artistes de leur époque, ils cherchent en outre la chaleur de l’Italie, certains retrouvant dans le sud de l’Ukraine l’ambiance de la Toscane.
On y voit également ce spectaculaire tableau de Pavel Svedomsky de 1886 racontant l’épisode où l’empereur romain Héliogabale étouffe ses invitées en les noyant sous un tsunami de roses. « La seule œuvre que nous avons ajoutée, c’est une toile provenant de nos collections, un paysage alpin du peintre genevois Auguste Baud-Bovy, un artiste très engagé dans les milieux anarchistes de la fin du XIXe siècle », précise Samuel Gross, en charge des expositions au MAH. « Cette exposition souligne les liens évidents entre nos deux musées, ajoute Marc-Olivier Wahler. Elle a aussi pour ambition de rappeler la résonance internationale de la peinture de paysage développée par l’École de Genève au XIXe siècle ». Et notamment celle du Genevois Alexandre Calame que les collectionneurs russes achetèrent en masse dans les années 1850.
« Du crépuscule à l’aube. Collection de la Galerie nationale d’art de Kyiv [Kiev] », jusqu’au 23 avril 2023, Musée Rath, Place de Neuve, Genève.
« Born in Ukraine », jusqu’au 30 avril 2023, Kunstmuseum Basel, 16 St. Alban-Graben, Bâle.