Dans le salon d’attente de la présidence du Conseil constitutionnel, on a tout le loisir d’admirer une photographie de Gérard Rancinan. Intitulée Et tout recommencera, l’œuvre est une reproduction de la monumentale image accrochée à l’entrée de la COP21 qui s’est tenue à Paris en 2015. C’est le président de la Conférence des parties, Laurent Fabius, qui a demandé à l’artiste français d’illustrer les défis à relever pour lutter contre le réchauffement climatique et les problèmes écologiques. « Sur le côté gauche de la photographie, il y a un arbre qui a perdu toutes ses feuilles, lesquelles sont remplacées par des sacs plastiques – “C’est une sorte de squelette dans un environnement devenu inhumain”, décrivait Laurent Fabius dans son discours inaugural devant les 150 chefs d’État réunis au Bourget. À droite, il y a au contraire le portrait d’un enfant harmonieux qui est en train de s’éveiller. Et au milieu, il y a un papillon qui porte l’espoir. Eh bien, nous en sommes là… »
Sept ans après la signature de l’accord de Paris, les ailes du lépidoptère battent malheureusement dans le vide. Les objectifs de 2015 visaient à limiter le réchauffement climatique à 1,5 °C en 2100. Or, la température globale sur la Terre devrait, selon les prévisions, grimper entre 2,5 °C et 2,8 °C d’ici la fin du siècle. Laurent Fabius observe désormais le
thermomètre depuis son bureau de président du Conseil constitutionnel, où il dispose d’une jolie vue sur le jardin du Palais-Royal. L’ancien Premier ministre a aménagé la pièce, qui fut une chambre à coucher de la famille d’Orléans, en piochant dans les réserves du Mobilier national. Le bureau et les fauteuils assortis sont signés par les architectes Chaix & Morel, les chaises sont d’André Arbus et le tapis, aussi imposant que magnifique, de l’artiste André Dubreuil. Les bustes de Marianne, que collectionnait son prédécesseur Jean-Louis Debré, sont partis avec lui. Sur une table basse, on remarque une autre photographie de Gérard Rancinan. Elle est de taille beaucoup plus modeste que la précédente, le ton est également plus pessimiste. Il s’agit d’une version contemporaine du Radeau de la Méduse de Théodore Géricault. Ce Radeau des illusions évoque le destin tragique des migrants qui prennent la mer. De l’autre côté du canapé sur lequel siègent les visiteurs s’empilent les catalogues des expositions parisiennes du moment.
PEINTRE AUTODIDACTE
Laurent Fabius est un amateur d’art éclairé. Cela n’a pas toujours été le cas. « J’appartiens à une famille d’antiquaires. Mon père, avec les meilleures intentions du monde, nous emmenait, mon frère, ma sœur et moi, toutes les semaines au musée. Les enfants y ont généralement deux types de réaction : soit ils sont pris d’une grande passion, soit c’est le rejet. J’ai suivi la seconde voie. Jusqu’à mes 30 ans. Puis, est-ce qu’il existe un atavisme ? En tout cas, peu à peu, je me suis mis à fréquenter les galeries et les musées ainsi que des amis peintres. L’art est devenu de plus en plus important dans ma vie, au point notamment d’écrire un livre à ce sujet. » En 2010, Laurent Fabius publie Le Cabinet des douze. Regards sur des tableaux qui font la France (Gallimard) dans lequel il examine des œuvres qui ont construit l’imaginaire du pays, des Le Nain à Pablo Picasso, en passant par Claude Monet, Henri Matisse et même Hergé.
Depuis, Laurent Fabius ne se contente plus d’être un spectateur attentif de la création artistique, il en est devenu un acteur. Il y a environ cinq ans, il a reçu en cadeau du matériel de peinture. Celui qui n’a jamais appris à tenir un pinceau a aménagé chez lui un atelier. Dans son bureau, deux toiles, à la lisière de l’abstraction et du figuratif, témoignent de son engouement. La première, posée au sol près de la cheminée, est recouverte de jaune et de bleu, les couleurs du drapeau ukrainien. « J’ai réalisé ce tableau après l’invasion russe de l’Ukraine, confie l’ancien chef de la diplomatie française. Souvent, je ne donne pas de titre, mais celui-ci s’intitule Crime de guerre. » De l’autre côté de la pièce, une seconde œuvre est installée sur une commode. On croit deviner des formes humaines sombres sur des aplats rouges et blancs. La toile a été utilisée en couverture de son essai Rouge carbone (Éditions de l’Observatoire, 2020) en faveur de l’action environnementale. « On pourrait voir là des réfugiés climatiques, peut-être, je ne sais pas. Pour reprendre une formule qu’aimait mon ami Pierre Soulages : “Je ne dépeins pas, je peins.” .» L’autodidacte ne se livre pas à une analyse psychologique de ses créations. L’artiste Fabius avance à l’intuition. « On est influencé par ce qui se passe dans le monde ou dans sa tête. Par moments, vous avez envie de vous colleter avec des difficultés que vous parvenez à résoudre, ou non, picturalement. C’est une vertu de l’acrylique. Vous pouvez facilement transformer et reprendre. La peinture sèche vite et ne dégage pas d’odeur persistante. En tant que spectateur, mon critère, c’est la chair de poule. Quand je me rends dans un musée ou une galerie, je fais d’abord, de l’œil, un tour rapide des œuvres. C’est le temps de l’émotion. Une œuvre m’accroche, une phase de réflexion débute qui enrichit l’émotion et laisse place ensuite à l’érudition. L’approfondissement du regard s’opère par l’accumulation de renseignements sur l’œuvre et son auteur. Cette triple lecture, je l’applique aussi dans ma vie. »
LES LIMITES DE L’ATELIER
Dans son atelier, Laurent Fabius s’est retrouvé confronté à un problème de taille. « L’espace est plutôt modeste. Impossible d’y réaliser de grandes toiles d’un seul tenant. Je ne peux composer que des tableaux constitués d’éléments de petits et de moyens formats. Ce choix et la fréquentation d’amis peintres m’ont conduit à approfondir en tant que spectateur et en tant que “créateur” ma réflexion sur les diptyques, les triptyques et les quadriptyques. J’ai constaté, à ma surprise, qu’il n’existait pas d’ouvrage d’ensemble sur les polyptyques. » Voilà pourquoi Laurent Fabius a entamé l’écriture d’un nouveau livre : Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui (Gallimard). « Quand j’ai parlé de mon projet à mes amis, ces derniers m’ont fait répéter : “Un livre sur les politiques?” “Non, un ouvrage sur les polyptyques !” J’ai lu alors dans les yeux de certains des interrogations sur la définition même du mot et
peut-être sur le nombre et la place “tableau pluriel”, que je crois plus riche et moins codée que le terme polyptyque. Cette forme apparaît, disparaît, puis réapparaît à travers les siècles. Qu’elle possède une dimension religieuse, narrative ou spatiale, elle provoque quelque chose de particulier aussi bien chez le peintre que chez le regardeur. Mon souhait est qu’après avoir lu le livre, le lecteur observe les polyptyques différemment. »
L’ouvrage balaie l’histoire de l’art depuis les retables du Moyen Âge que l’on trouve dans les églises, celui d’Issenheim étant le plus célèbre, jusqu’aux assemblages contemporains. On y lit des éclairages sur les compositions de Joan Mitchell, Hans Hartung, Philippe Cognée, Anselm Kiefer, David Hockney, Ellsworth Kelly, Fabienne Verdier, Zao Wou-Ki, Francis Bacon, Pierre Soulages et Yan Pei-Ming. Les deux derniers sont des amis de l’homme politique. Laurent Fabius a régulièrement rendu visite au maître de l’outrenoir dans sa maison sétoise, plus souvent pour parler rugby que peinture. Il a été le témoin du travail du Ruthénois qui peignait assis, avec un miroir lui permettant de voir verticalement la toile posée au sol, au crépuscule de sa vie.
Dans un angle du vaste bureau, près des fenêtres, un cheval en bronze se dresse sur ses pattes arrière. L’œuvre est un cadeau de son amie Martine Cligman, connue sous son nom d’artiste Martine Martine. Laurent Fabius s’intéresse de plus en plus à la sculpture. Mais il sait que s’il veut mettre la main à la pâte, il lui faudra d’abord trouver un nouvel atelier. Le début peut-être d’un prochain livre.
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Laurent Fabius, Tableaux pluriels. Voyage parmi les polyptyques d’hier et d’aujourd’hui, Paris, Gallimard, 2022, 264 pages, 28 euros.