BORDEAUX. De Tous en scène de Vincente Minelli au Troisième Homme de Carol Reed, de Quai des brumes de Marcel Carné à Jour de fête de Jacques Tati, en passant par Lola de Jacques Demy, Dead Zone de David Cronenberg, Le Cirque de Charlie Chaplin ou Elephant Man de David Lynch… la fête foraine traverse l’histoire du cinéma pour figurer l’endroit d’une euphorie ambivalente. Les corps y exultent autant qu’ils s’explosent, y dansent autant qu’ils crèvent, y rugissent autant qu’ils frémissent. Il n’y a pas de lieu populaire plus pervers et retors que la fête foraine qui offre tout et son contraire : une promesse et une menace, une extase et une descente, un trip et un spleen, un paradis et un enfer. On comprend pourquoi le cinéma, sensible à ses décors bariolés, saturés de manèges, de stands de tir, de grandes roues, de sucres d’orge et de ballons gonflés, a toujours aimé explorer ses travers joyeux et funestes, comme si notre condition s’y jouait, dans un mélange de sensations et d’effusions. C’est précisément à cette dualité et à cette plasticité, symbolisées par un fétiche gourmand – la friandise qui fond dans la bouche mais colle aux doigts –, que s’est intéressé Cédric Fauq, commissaire de l’exposition au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, où la directrice Sandra Patron l’a convié fin 2021, après une année passée au Palais de Tokyo. Mais qu’est-ce que l’art, parallèlement au cinéma, a à dire, en propre, sur la fête foraine ? « Barbe à papa » en livre une réponse savoureuse, ne serait-ce qu’en rappelant que les artistes font usage, comme les forains, de mécanismes pour capter l’attention, de toutes formes d’illusions, de dispositifs de monstration « impures ». Une manière de signifier, suggère Cédric Fauq, que « toute œuvre d’art est à sa manière une attraction ».
L’exposition articule son propos nuancé et subtil à une multitude de récits, d’images et de dispositifs. Leur somme dessine le paysage contrasté d’une fête où tout est chamboulé, y compris l’idée joyeuse que chacun se fait de cet espace-temps dédié à la légèreté. Une inquiétude flotte dès que l’on pénètre dans la nef monumentale du centre d’art, comme si, parmi les manèges bizarres (le carrousel détraqué de Bertille Bak, Le Berceau du chaos, qui s’emballe soudainement après avoir tourné au ralenti) et les montagnes russes fatiguées (la Gravity Road décharnée de Jesse Darling), la sensation de l’accident s’imposait au visiteur. Perturbé par des sons diffus dans l’immensité de la salle – des orgues de barbarie, mais aussi des chants venus du ciel dans l’envoûtante installation sonore de Arash Nassiri –, le visiteur tombe par exemple sur un film des débuts du cinéma, dissimulé dans un angle mort, dans lequel un chirurgien sépare deux sœurs siamoises à la scie. Sous le manège, le trash. C’est cela, la magie de la fête foraine, suggère la mise en scène.
ENTRE DOUCEUR ET EFFROI
Cédric Fauq s’est souvenu que, dès l’Exposition universelle de 1893 à Chicago, qui accueillait la première grande roue de l’histoire, un zoo humain attirait à proximité les badauds, excités par la monstration des freaks autant que par la prouesse vertigineuse des manèges. Double vertige, double malaise. S’élever physiquement vers le ciel, s’abaisser moralement à rire des monstres ; cette pulsation antagoniste du corps traduit l’ambivalence des pulsions humaines. La fête foraine est le réceptacle de cette tension, et l’exposition s’en fait l’écho assourdissant. Après avoir observé, en arrivant à Bordeaux, qu’une fête foraine s’installait chaque année entre mars et octobre place des Quinconces, juste à côté du CAPC, Cédric Fauq a cherché à amplifier l’écho des manèges à l’intérieur même du centre d’art. Avec ce pont construit entre l’art et la vie, il salue les procédés par lesquels la scène artistique contemporaine puise dans cet imaginaire : un paysage, une ambiance, une histoire dont s’emparent tous les médiums (installations, dessins, vidéos, sculptures, peintures, performances, œuvres sonores…). Pour Cédric Fauq, « “Barbe à papa” est la tentative de penser l’exposition comme mise en scène d’une “atmosphère”». Tout l’enjeu étant de qualifier cette atmosphère – joyeuse, macabre, solaire, mélancolique –, l’exposition part dans tous les sens, pour électrifier précisément nos sens. Et l’on se perd un peu parfois dans les grandes largeurs de la nef où sont rassemblées, dans un bazar apparent, les œuvres de quarante artistes, dont un grand nombre dit « émergents» (Julie Villard & Simon Brossard, Thomas Liu Le Lann, Alfredo Aceto, Gregory Kalliche, Julien Ceccaldi…).
UNE ERRANCE NOSTALGIQUE
En écho affinitaire à une autre festivité déployée à Paris jusqu’en janvier 2023 – la « Foire foraine d’art contemporain » au CENTQUATREPARIS, pensée sur un mode plus joyeux, participatif et familial –, « Barbe à papa » souligne combien l’art contemporain porte sur l’imaginaire forain une attention obsédante et délicate, comme pour y trouver la matière d’un récit et d’une expérience qui tende moins vers la célébration de la joie que vers le brouillage de celle-ci. Nourri de souvenirs d’enfance liés à une expérience de la peur dans un tel décor, Cédric Fauq précise qu’une des « observations cruciales ayant guidé le projet est que, si tout flotte à la fête foraine – ballons, corps, barbe à papa et machines –, très vite, tout finit par retomber et s’alourdir » ! Chutes et lourdeurs, autant que levées vers le ciel et apesanteur, inondent ainsi le parcours erratique, sans logique apparente, même si quelques motifs thématiques structurent la traversée : « gravity, lanternes, carrousel, festin », pensés comme « des nœuds problématiques et des points de rassemblements conceptuels pour mieux appréhender l’exposition ». Cette tension permanente entre effroi et douceur, cette façon de déjouer la promesse de la fête, où rien ne semble fonctionner comme on en rêvait, mais où tout ramène à la mémoire de sensations perdues, confèrent à l’exposition une vraie « gueule d’atmosphère ». Sa réussite procède ainsi de sa capacité à installer un climat, une ambiance, au sein desquels le regard, comme le corps en mouvement hésite, piétine, avance pas à pas, troublé par les images d’une déconstruction enfantine et d’une mémoire blessée. À l’instar du Mickey déformé par Eliza Douglas, ou des géantes sucettes en verre soufflé de Thomas Liu Le Lann, la fête foraine a ici un parfum presque « trans », presque mutant. Comme la madeleine de Proust, la barbe à papa de Fauq forme déjà le souvenir d’un paradis perdu.
«Barbe à papa», 3 novembre 2022- 14 mai 2023, CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, 7, rue Ferrère, 33000 Bordeaux.