Vos peintures sont le fruit de nombreuses sources d’influence. Votre environnement physique est particulièrement important, et vos œuvres sont toujours fortement liées à un lieu. Comment le fait de résider à Londres a-t-il imprégné ces pièces que vous avez commencées à Trinidad ?
Peter Doig : Lorsque vous vivez à Trinidad, le lieu est très, très présent. Certaines des peintures que j’ai commencées là-bas sont des scènes de rue du centre-ville. Elles ne sont pas très animées, mais ce sont quand même des scènes de rue, avec des façades de bâtiments et d’autres éléments urbains. Pour me souvenir de l’atmosphère et obtenir ce sentiment d’immédiateté, je pouvais toujours aller jeter un coup d’œil ou me promener et me sentir extrêmement connecté. Aujourd’hui, j’ai un peu l’impression de revenir à la façon dont je travaillais lorsque j’ai commencé à être reconnu, lorsque je faisais toutes ces peintures qui reflétaient le Canada. Je ne dirais pas qu’il s’agit de nostalgie, mais sans aucun doute de manque, lié aussi au fait d’éprouver ce changement soudain. [Trinidad] donne l’impression d’être si loin. Même le fait d’accorder un entretien comme celui-ci, juste avant l’exposition, est assez inhabituel, car ces vingt dernières années, à chacune de mes expositions, je restais caché à Trinidad où je pouvais tout simplement me consacrer à mon travail.
Travaillez-vous toujours jusqu’à la dernière minute ?
Oui, cela a toujours été comme ça, même quand j’étais à l’université. J’aime le processus, le temps passé dans l’atelier quand il n’y a pas d’échéance. Ensuite, je me laisse aller, c’est vraiment ma nature. Et puis, le moment où je dois vraiment finir le travail reste le plus difficile pour moi.
Une nouvelle œuvre monumentale figure dans l’exposition, une scène de canal entièrement réalisée à Londres. Je suppose qu’elle est liée au fait que le Regent’s Canal passe à côté de votre maison ?
Au départ, il s’agissait d’une petite peinture que j’ai réalisée pour l’un de mes enfants, et aujourd’hui, elle est devenue un grand paysage, qui représente en effet le canal qui se trouve juste à côté de chez moi. Mais, je pense que c’est aussi lié à l’observation de la [collection] de la Courtauld Gallery. J’ai pensé à cette scène comme à quelque chose que l’un de ces peintres postimpressionnistes [du musée, ndlr] aurait pu exécuter. Et puis je me suis demandé si je pouvais encore faire une peinture de ce type, qui soit à la fois contemporaine et liée à ce monde de la peinture [postimpressionniste].
Que ressentez-vous à l’idée de montrer votre travail à la Courtauld Gallery aux côtés de tant de vos héros de l’histoire de l’art ?
L’une des principales questions était de savoir quel était le lien entre mon travail et une collection comme celle du Courtauld. L’équipe du musée se demandait si je pouvais intégrer les œuvres du Courtauld dans mon travail. Mais en fait – sans vouloir me mettre au niveau de ces incroyables artistes ou œuvres d’art –, le Courtauld est déjà présent dans mon travail, notamment dans la grande salle que l’on traverse pour accéder aux espaces d’exposition. Pour moi, le Courtauld m’a permis de m’enthousiasmer pour la peinture d’une certaine époque, et j’espère que cela se voit dans mon travail.
Avez-vous une longue histoire avec cette collection ?
Je m’y rendais souvent lorsque j’étais à la Saint Martin’s [School of Art], quand la Courtauld Gallery était juste à côté de la Slade [School of Fine Art, sur Woburn Square]. Je me souviens que c’était un endroit magique. Il n’y avait jamais personne dans les salles et on voyait les Gauguin, les Pissarro. C’était une expérience particulière, les lieux n’étaient pas si connus, quand bien même le musée expose le tableau de Manet probablement le plus célèbre : Un bar aux Folies Bergère.
Quelles sont les œuvres auxquelles vous êtes particulièrement attachées ?
J’aime le tableau de Pissarro qui a pour sujet un train, qu’il a fait en Angleterre [Lordship Lane Station, Dulwich, 1871]. J’y pensais un peu quand j’ai commencé le nouveau tableau du canal – en particulier à son aspect banal, même si le tableau de Pissarro est beaucoup plus vide que celui que je suis en train de réaliser. Ensuite, il y a un tableau de baigneur que j’ai commencé à Trinidad : j’en ai déjà fait trois ou quatre qui sont basés sur cette photographie de [l’acteur américain] Robert Mitchum, et il y en avait encore un autre pour lequel je n’étais pas totalement satisfait. Je l’ai donc ramené dans mon atelier et je l’ai retravaillé. Et maintenant, l’œuvre est très différente de celles de Trinidad. Elle est davantage associée – si j’ose dire – à mon regard sur Cézanne. C’est en partie pour cette raison que j’ai choisi le sujet des baigneurs.
Certaines des peintures de baigneurs de Cézanne sont très particulières.
Et souvent très maladroites, mais d’une manière intéressante.
Cette gaucherie vous attire-t-elle ?
Oui, et aussi à quel point l’artiste peut être mauvais. Mais mauvais à une échelle incroyable et au milieu de toute une vie de travail, de sorte que tout cela fait partie de son évolution. Et pour moi, c’est quelque chose de très excitant dans la peinture : il ne s’agit pas seulement d’être exquis, mais aussi d’être étrange. Je ne veux pas non plus être trop littéral. De Cézanne, il n’y a pas de Baigneur à la Courtauld Gallery, mais il y a l’incroyable tableau Les Joueurs de cartes.
Les figures semblent occuper une place de plus en plus importante dans vos tableaux.
J’ai toujours essayé de résister à l’idée de peindre des personnages parce que je trouve cela très problématique. Mais, c’est aussi ce qui est intéressant et explique pourquoi je veux peindre des figures. Dans le nouveau tableau sur le canal, il y a deux personnages. L’homme sur une péniche que j’ai vu – jeune, à l’allure intéressante, presque un peu comme Bill Sykes, pilotant une péniche sortant d’un tunnel - et puis il y a mon jeune fils de 4 ans, sous la forme de cette grande présence d’un garçon à l’avant. J’ai peint certains de ces enfants au fil des ans – c’est ma vie. Mais, cela vient aussi de ma réflexion sur le tableau de Matisse représentant un garçon et un piano [La leçon de piano, 1916]. Et je me demande comment faire une peinture qui ne devienne pas trop sentimentale, ni fantaisiste ou illustrative. J’ai cette peur, car je pense qu’il y a actuellement beaucoup de peintures qui sont très illustratives.
Vous avez dit que vous étiez fasciné par la manière dont d’autres artistes, en particulier les figuratifs, utilisent la peinture de manière abstraite.
Cézanne en est un bon exemple. Ses peintures sont figuratives, mais elles sont aussi très abstraites.
Vous exposez à la Courtauld Gallery une série de dix-huit gravures réalisées en écho aux poèmes du défunt poète de Sainte-Lucie Derek Walcott, lauréat du prix Nobel. Vous avez collaboré en 2016 au livre Morning, Paramin, qui contient cinquante poèmes de Walcott en réponse à autant de vos peintures. Comment s’est passée cette collaboration ?
Je connais les filles [du poète] qui vivent à Trinidad et deux de mes filles étaient à l’école avec ses petites-filles. Mais, je n’avais jamais rencontré Derek. Nous avons fait connaissance lorsque je suis allé chercher mes filles à la veillée funèbre qui a suivi l’enterrement de sa deuxième femme. On m’a présenté à lui et nous avons commencé à parler de peinture, car il peignait aussi, même si l’écriture a pris le dessus. Le lendemain de ma rencontre avec lui, je m’envolais pour New York pour un rendez-vous chez cet éditeur qui publie des livres mettant en relation des écrivains et des artistes. Il allait me mettre en relation avec un écrivain [de son choix]. Mais aussitôt après l’avoir vu, il m’a dit : « Changement de plan ! C’est Derek Walcott ! » Il avait déjà parlé à Derek et il voulait faire le livre.
Vous avez donc appris à connaître Walcott en travaillant sur Morning, Paramin ?
Derek n’avait pas vu beaucoup de mes peintures. Quelques semaines plus tard, il est venu visiter mon exposition à Montréal. Il était en fauteuil roulant. Je ne l’avais rencontré qu’une demi-heure auparavant, et là, je le poussais, ce grand homme, ce grand cerveau pensant, ce personnage incroyable. C’est la seule fois où j’aurais aimé avoir un magnétophone, car tous ses propos étaient si intéressants ! Il était aussi si drôle et désinvolte, mais s’il n’aimait pas une œuvre, il disait simplement : « Suivant ! ». Je n’avais aucune idée de ce qu’il allait écrire. Cela s’est avéré être son dernier livre.
Et maintenant, vous bouclez la boucle en réalisant ces gravures inspirées par les poèmes de Morning, Paramin, que Walcott a écrits en réponse à vos peintures.
Oui, mais elles ne sont pas totalement liées aux poèmes, c’est plutôt un point de départ. Et c’est un travail toujours en cours. J’espère aussi que des peintures en sortiront. Dans mon atelier de Londres, je suis en train d’aménager une salle dédiée à l’impression, ce qui est nouveau pour moi. Je trouve qu’il y a tellement de surprises qui sortent des gravures, c’est d’une certaine façon un processus alchimique, et des peintures peuvent en découler.
« Peter Doig », jusqu'au 29 mai 2023, Courtauld Gallery, Somerset House, Strand, Londres