Avant de devenir l’un des photographes de mode les plus en vogue de son époque, Erwin Blumenfeld (1897-1969) a navigué dans les méandres de l’histoire. Après une jeunesse berlinoise marquée par le décès de son père qui le force à abandonner ses études pour reprendre l’entreprise familiale, Erwin Blumenfeld réussit à sortir indemne de la Grande Guerre. Ayant fui l’Allemagne pour Amsterdam, il découvre du matériel photographique dans les locaux de sa nouvelle boutique de maroquinerie. Photographe amateur depuis l’âge de 10 ans, Erwin Blumenfeld avait capturé un pèlerinage gitan lors d’un voyage en Camargue en 1928, des images inédites que révèle l’exposition. Mais c’est après la découverte de ce matériel, concomitante à la montée de l’antisémitisme précipitant le déclin de son commerce, qu’il décide de se consacrer à la photographie. Il commence à faire des portraits de ses clients. Parmi eux vient poser Geneviève Rouault, fille du peintre Georges Rouault, qui l’encourage à s’installer à Paris, où il se rend en 1936. À travers les portraits qu’il y réalise – Georges Rouault, Leonor Fini, Henri Matisse, François Mauriac, Georges Henri Rivière… –, on l’observe épouser l’effervescence artistique de la Ville Lumière.
GUERRE ET MODE
À Paris, Erwin Blumenfeld développe un travail autour du nu féminin, amorcé à Amsterdam. Avec le nu, il s’engage sur la voie de l’expérimentation, inspirée par Man Ray. La force de ses images montre qu’il est ici dans son élément. Des cadrages serrés sur les nus sculpturaux d’André Maillol aux corps féminins transfigurés par des drapés, verres dépolis, jeux d’éclairage, solarisations ou surimpressions : les recherches formelles d’Erwin Blumenfeld dégagent une grande poésie. Elles attirent l’œil du photographe britannique Cecil Beaton, qui le présente à Michel de Brunhoff, rédacteur en chef de Vogue France. Cette rencontre marque le début d’une carrière dans la photographie de mode, laissant présager un bel avenir puisque, en 1939, Erwin Blumenfeld obtient un engagement de Harper’s Bazaar à New York. Le photographe est pourtant rapidement rattrapé par l’histoire, et la déclaration de guerre le force à fuir vers Vézelay. Il s’engage alors dans une longue odyssée qu’il immortalise avec son objectif, produisant un témoignage à la première personne de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, il est interné dans différents camps sur le territoire français, avant de rejoindre sa famille avec laquelle il est placé en résidence surveillée à Agen. Les Blumenfeld obtiennent finalement un visa pour les États-Unis et embarquent à bord du Mont-Viso, au départ de Marseille, en mai 1941. Après plusieurs escales algériennes et une quarantaine au Maroc, dont une période d’internement au camp Sidi-el-Ayachi, au sud de Casablanca, la famille finit par gagner New York grâce au concours de la Hebrew Immigrant Aid Society (Société d’aide aux immigrants juifs).
Erwin Blumenfeld peut enfin s’épanouir, sa carrière connaît dès lors une trajectoire fulgurante. Les financements de Harper’s Bazaar lui offrent une immense liberté pour développer ses recherches plastiques. Dans la continuité de ses années parisiennes, le photographe joue sur les formes, les ombres et le mouvement. Il utilise la couleur qui lui permet de pousser ses expérimentations, produisant des images dont certaines nous plongent dans les sixties avant l’heure. Erwin Blumenfeld réussit à combiner son engagement dans la mode avec une reconnaissance par le milieu de l’art, un tour de force pour l’époque. Dialoguant avec les clichés du photographe, des citations extraites de son autobiographie Jadis et Daguerre constellent les murs des différentes salles de l’exposition. L’homme y exprime sa vision du monde, très marquée par les expériences tragiques qu’il a vécues, sans pour autant se défaire de l’humour grinçant qui le caractérise. Nicolas Feuillie, conservateur au musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, indique que, malgré son parcours mouvementé, Erwin Blumenfeld n’a jamais pensé son œuvre au prisme d’un engagement politique, se concentrant essentiellement sur les recherches formelles. Rare exception, en 1933, lorsque Adolf Hitler arrive au pouvoir : la série de portraits et de photomontages, présentée au cœur de l’exposition, qu’il réalise autour de la figure du dictateur, superposant par exemple le visage de celui-ci à une tête de mort. Le parcours se clôt par deux séries étonnantes : l’une met en lumière le dialogue constant du photographe avec les grands maîtres de la peinture ; l’autre, comme une réponse aux images qui ouvraient le parcours, dévoile un ensemble inédit de clichés documentant des cérémonies de peuples autochtones du Nouveau-Mexique. Toutes deux confirment la richesse de l’œuvre d’Erwin Blumenfeld, dont les tribulations n’ont en rien entravé le génie créatif.
LE JUIF ERRANT
Certains clichés d’Erwin Blumenfeld sont à retrouver à la galerie Natalie Seroussi dans une exposition autour du Juif errant de Francis Picabia. Ce tableau appartient à une série réalisée dans les années 1940 à partir de photographies glanées dans les revues de charme des années 1930. Parmi celles-ci, Paris Magazine, dans laquelle fut notamment publiée Le Minotaure (ou Le Dictateur) d’Erwin Blumenfeld, célèbre tirage d’une tête de veau surmontant un buste antique, dont Francis Picabia fera une citation directe quelques années plus tard dans son tableau L’Adoration du veau, autre œuvre de cette série. L’exposition coïncide avec la sortie du quatrième tome du catalogue raisonné de l’œuvre de Picabia, consacré à cette période des années 1940, longtemps déconsidérée. Les critiques et amateurs d’art n’y voyaient en effet qu’un «retour suspect à la peinture classique», avant que des historiens ne dévoilent la source de ces œuvres, faisant de l’artiste un précurseur du pop art. La figure du Juif errant, condamné par le Christ à ne jamais connaître le repos, n’est pas sans évoquer les pérégrinations d’Erwin Blumenfeld à travers le XXe siècle.
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« Les Tribulations d’Erwin Blumenfeld, 1930-1950 », 13 octobre 2022-5 mars 2023, musée d’Art et d’Histoire du judaïsme, hôtel de Saint-Aignan, 71, rue du Temple, 75003 Paris.
« Francis Picabia, le juif errant », 22 décembre 2022-15 mars 2023, Natalie Seroussi, 34, rue de Seine, 75006 PARIS.