Le 24 février 2022 démarrait la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Le 24 février 2023, vous dévoilez, à côté d’une reproduction à l’échelle 1 de Guernica de Picasso, l’œuvre originale que vous offrez au peuple ukrainien. De quoi s’agit-il ?
J’ai été contacté par l’éditeur Baudouin Jannink. Il m’a dit : « Picasso a réalisé Guernica contre les horreurs de la guerre, je vous propose de vous exprimer sur l’agression de l’Ukraine en réalisant une œuvre qui serait son pendant contemporain ». J’ai répondu positivement. D’une part, je suis du côté du pays attaqué, de l’autre, l’œuvre de Picasso est exemplaire : avec elle, l’art a été capable d’apporter une réponse universelle à l’horreur.
Vous avez opté pour des signes caractéristiques de votre vocabulaire : sens interdit et barres noires verticales.
J’ai choisi des signes très ramassés qui font ressentir la peur comme la ressent un enfant de 4 ans, de façon instinctive et intime. J’ai commencé à utiliser le signe du « Sens interdit », sorti du contexte de la circulation routière, en 1962. C’est un signe de notre époque, qui s’impose à tous, partout. J’emploie des signes qui agissent en amont du jugement et de l’analyse, des signes d’alerte, qui nous rassemblent comme nous rassemble le fait que nous naissons et disparaissons un jour. Nous avons tous affaire avec cette violence des signes.
N’est-il pas difficile de se confronter à une œuvre aussi légendaire et à un tel artiste ?
J’ai pensé que j’étais capable de relever le défi parce que toutes mes œuvres disent que le monde est une agression insupportable. Je reste fidèle à moi-même.
Ce projet fait-il de vous un artiste engagé ?
Je suis engagé par rapport à ce que je suis, pas au sens de la société. Je ne peux rien changer au fait que certains ont besoin de détruire l’autre pour exister. À 84 ans, je ne vais pas aller combattre. J’interviens sur mon terrain, en tant qu’être humain ayant une expérience d’artiste. Je me pose des questions que tout homo sapiens est susceptible de se poser. L’art est le moyen de m’aventurer dans cette interrogation.
La présentation des toiles a lieu à la Sorbonne et non dans un musée. De plus, votre œuvre fait l’objet d’un don et n’a donc pas de destination commerciale.
C’est une chose qui m’a plu. On échappe au cercle étroit des « arts plastiques ». La Sorbonne est le temple de la connaissance, de la pensée universelle, de la jeunesse. En outre, les deux bâches sont accrochées à l’extérieur, dans la cour. Je suis heureux d’avoir été choisi pour offrir cette œuvre aux Ukrainiens. Eux, ils offrent leur vie. Je ne vais pas sauver leur pays. Je ne fais que pointer la menace : « Attention, l’être humain est en danger ».
Quelle relation cette œuvre entretient-elle avec celle de Picasso ?
Ce qui m’intéresse, au-delà du talent, c’est le dépassement de l’artiste. Picasso était Espagnol, mais il n’était pas obligé de témoigner avec cette ardeur. Son tableau n’est pas narratif. On dirait qu’il a été peint juste après qu’une grenade dégoupillée a été jetée dans une pièce. On sent tout de suite l’horreur. Ma démarche est peut-être plus mentale et plus minimaliste ; elle correspond à ma génération, mais on se retrouve sur la volonté d’apporter une réponse forte. Le format de Guernica était pour moi un défi supplémentaire. En 1937, de telles dimensions étaient rarissimes. Picasso s’est compliqué la vie. Il cherchait à instaurer une relation physique. J’ai adopté son format. Sans lui, je n’aurais peut-être pas réagi ainsi.
Est-ce que votre proposition participe du combat pour la liberté ?
Elle ne donne pas de leçon mais se place face à vous et vous empêche de dire « je n’ai pas vu ». Il y a des images que l’on reçoit de façon inconsciente et qui s’impriment en nous pour toujours. C’est ce marquage personnel que je vise. Je n’offre pas de solution, j’essaie de provoquer une émotion. Une œuvre d’art est comme un champ de mines. Elle ne dit pas comment penser. On peut s’y perdre, mais on peut aussi y faire des rencontres auxquelles on ne s’attendait pas.
« Jean-Pierre Raynaud. Guernica Ukraine », 24 février-24 avril 2023, Sorbonne Artgallery – université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 12, place du Panthéon, 75005 Paris, www.sorbonneartgallery.com