Pas facile lorsque l’on est artiste de se faire connaître. Surtout à notre époque, qui réclame une certaine aisance numérique pour sortir du lot. Depuis 1999, l’association Documents d’artistes assure une diffusion à leur travail. Et l’on ne parle pas seulement d’artistes passés sous les radars des réseaux; il s’agit aussi de celles et ceux qui exposent régulièrement, mais peinent à trouver le temps de s’occuper de leur documentation ou de leur communication numérique.
Réunir les informations, rassembler les archives, faire ou refaire des photographies, produire des textes lorsqu’ils manquent et rendre accessible toute cette matière sur un site Internet. Et tout cela gratuitement. Tel est le projet de ce fonds documentaire né en France, dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur, pour rendre compte d’une production artistique moins mise en avant qu’à Paris. L’idée est bonne. Elle a fait son chemin aussi bien en Bretagne qu’à La Réunion. Puis en Suisse depuis 2022, en commençant par Genève, aujourd’hui membre du Réseau Documents d’artistes. Le projet de cette implantation revient à l’artiste genevoise Delphine Reist, qui utilise depuis une dizaine d’années la plateforme lorsqu’elle est invitée à exposer dans l’Hexagone. « J’ai pris l’habitude de la consulter. Si j’expose à Marseille, je regarde avec quel artiste je pourrais engager une collaboration. C’est une source très intéressante et validée par les professionnels. Elle est intergénérationnelle, recense des artistes, hommes et femmes, qui travaillent sur tous les supports. Un tel outil n’existe pas à Genève ni en Suisse. » Justement.
PANNE DE RÉSEAU
La pandémie de Covid-19, qui a tout arrêté, a mis en lumière la difficulté pour les artistes suisses de trouver des soutiens. Notamment à travers les fonds de transformation de la Confédération et des cantons censés relancer les activités culturelles après la pandémie. « Quand ces fonds ont été ouverts, reprend Delphine Reist, on a tout de suite compris que les artistes plasticiens allaient très peu en bénéficier. Les aides étaient surtout attribuées à des associations professionnelles, pas à titre individuel. Et sans doute moins encore à Genève qu’ailleurs : il n’y pas ici, comme dans d’autres villes du pays, une grande exposition collective de fin d’année qui réunit entre eux les artistes du canton. Aucune structure qui lie les commissaires, les écrivains, les scientifiques et les artistes. » Une telle organisation faîtière existe pourtant au niveau national. Mais Visarte (association professionnelle des artistes visuels en Suisse), et sa section genevoise notamment, était jusqu’alors peu représentative, et ce depuis de nombreuses années. « Grâce aux fonds “Covid” dont elle a bénéficié, l’association a pu entièrement se remodeler. Elle est à présent extrêmement active, défend les droits des artistes et assure une permanence administrative ainsi qu’une aide juridique. Nous évoluons de concert avec elle et pourrions envisager des collaborations », se réjouit Delphine Reist. Avec l’artiste Donatella Bernardi et l’historienne d’art Nolwenn Mégard, Delphine Reist est allée frapper aux portes de la Ville, du Canton et des mécènes privés pour évaluer l’intérêt d’implanter Documents d’artistes à Genève. L’accueil ayant été très favorable, il s’agit maintenant de pérenniser le projet avec d’autres financements. Ce premier tour de table a permis d’embaucher deux responsables pour assurer le fonctionnement de la plateforme et son développement : Zsuzsanna Szabo et Sara Petrucci, toutes deux historiennes d’art et commissaires d’exposition. Elles seront bientôt rejointes par la Vaudoise Marie DuPasquier, fondatrice et responsable curatoriale de l’espace d’art indépendant Display, actif à Zurich et Berlin. « Nous partageons une méthodologie avec le Réseau Documents d’artistes, mais chaque région agit de manière indépendante en raison de ses spécificités et de ses structures de politique artistique particulières », explique Zsuzsanna Szabo. Un comité extérieur constitué de professionnels de l’art sélectionne ensuite les dossiers. Quels critères remplir pour se présenter? « Il faut être artiste résidant ou travaillant dans le bassin genevois. Il faut exposer et être actif depuis au moins trois ans, sans limite d’âge. » Certains artistes sont également incités à poser leur candidature, «pour leur parcours et pour leur contribution à l’écosystème artistique genevois », mais « ils ne sont pas automatiquement acceptés et sont, comme les autres, soumis à la sélection ».
ASSURER LA REPRÉSENTATIVITÉ
En 2021, sur 120 candidats, 21 ont été retenus pour la première sélection de Documents d’artistes, auxquels 10 autres se sont ajoutés l’année suivante. « Pour nous, c’est le nombre maximum si l’on veut faire les choses correctement », précise Sara Petrucci. Dans ces listes, on trouve aussi bien des artistes connus soutenus par des galeries que d’autres dont les noms ressurgissent après avoir beaucoup exposé dans le passé. « Âge, expérience, pratique… Les profils sont volontairement très différents. Le comité choisit des artistes représentatifs de la diversité d’une scène, continue Sara Petrucci. Nous sommes un instrument de recherche, de médiation et de diffusion. Mais aussi un outil pour créer des synergies entre le public, les artistes, les commissaires. Nous essayons également d’avoir un impact sur la représentativité au fur et à mesure que le fonds documentaire s’étoffe. En encourageant, par exemple, les candidatures féminines. » C’est le cas pour Klára Kuchta, 82 ans. Sa première monographie a été publiée en 2021, et le MAMCO prépare une exposition sur son travail à l’automne 2023. « Elle est toujours très active, a très envie d’être en réseau et d’échanger avec de jeunes artistes. » En 2022, Documents d’artistes Genève a demandé à certains de ses membres de produire chacun une édition. Peu après a suivi une exposition organisée à La Julienne, maison des arts et de la culture de Plan-les-Ouates. Une manière de contribuer à l’économie des artistes – lesquels touchaient 75 % du produit de la vente de leur pièce – et de se faire connaître du grand public avec des projets concrets. « Documents d’artistes AuvergneRhône-Alpes avait produit des affiches avec des artistes pour fêter ses 10 ans, souligne Zsuzsanna Szabo. Mais il ne s’agissait pas de reconduire l’expérience. Les multiples sont donc une particularité genevoise que nous aimerions beaucoup instaurer dans le temps. » Officiellement lancé en janvier 2023 au Salon artgenève, Documents d’artistes Genève envisage-t-il d’essaimer un peu plus loin dans le territoire ? « Si nous avons décidé de commencer par Genève, c’était pour des raisons pratiques, afin d’éviter de faire le tour des administrations cantonales, répond Delphine Reist, laquelle tient désormais le rôle de présidente de l’antenne genevoise du réseau. Nous sommes bien entendu pour une ouverture à d’autres régions. Nous accueillons déjà dans notre comité des personnes de différents cantons. Mais nous attendons de bien nous installer à Genève avant de penser à nous étendre. »
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