Johannes Vermeer est un mystère. Les archives révèlent fort peu de nouvelles pièces au puzzle depuis l’étude pionnière de John Michael Montias en 1989 sur le milieu de Vermeer. L’historien d’art américain était parvenu à identifier plusieurs amateurs qui possédaient entre un et quatre tableaux de l’artiste. Un couple de Delft très fortuné aurait joué un rôle de mécène : Maria de Knuijt légua par testament une grande somme au peintre, et leur gendre détint quelque 21 tableaux. Ces informations mêmes sont sujettes à caution, puisque, selon Arthur K. Wheelock Jr., le gendre du couple aurait pu par exemple acquérir les œuvres lors de la vente de 26 tableaux de Vermeer en mai 1677. En 2015, Frans Grijzenhout, alors professeur à l’université d’Amsterdam, était parvenu à localiser la « Ruelle » (Rijksmuseum, Amsterdam), un véritable événement. Deux nouveaux documents sont apparus dans le cadre de la préparation de l’exposition : l’un mentionne les dommages causés au commerce des parents du peintre lors d’une explosion, et l’autre les douze coups de cloche sonnés lors de son décès. Autant dire, des aiguilles dans une botte de foin.
CATHOLIQUE, SINON TROP
En marge de l’exposition, le musée publie une monographie de 170 pages sur l’artiste, Faith, Light and Reflection, par Gregor J. M. Weber, directeur du département Fine and Decorative Arts et co-commissaire de l’exposition. Son approche est tout à la fois révolutionnaire et extrêmement comminatoire. Nous savions déjà que Vermeer, élevé dans la foi protestante, épousa en 1853 une catholique, Catharina Bolnes. Le mariage fut célébré par un jésuite connu pour son opposition fervente aux mariages mixtes, ce qui laisse supposer que le peintre se serait converti – aucun document ne vient corroborer cette hypothèse. Le peintre s’installa alors avec sa belle-mère dans le quartier « papiste » de Delft, à proximité immédiate d’un complexe immobilier jésuite où était abritée une église secrète capable d’accueillir jusqu’à 700 fidèles, mais aussi une école de filles où les petites Vermeer auraient été baptisées et éduquées. Le couple eut quinze enfants – quatre moururent en bas âge –, qui reçurent tous des prénoms empruntés à des saints ou à de grandes figures catholiques. L’un d’eux fut d’ailleurs baptisé Ignatius, en hommage à Ignace de Loyola. Chez les Vermeer, l’inventaire après décès du peintre détaille la présence d’un grand tableau représentant la Crucifixion et d’une Sainte Véronique avec le linceul sacré. Hasard ou non, dans le fond de l’Allégorie de la foi catholique (The Metropolitan Museum of Art, New York), apparaît une Crucifixion par Jacob Jordaens.
Or, en suivant la démonstration de Gregor J.M. Weber, il est également possible de déceler un grand nombre de symboles propres aux Jésuites dans toute l’œuvre du peintre. La Femme à la balance (National Gallery of Art, Washington) serait ainsi une interprétation du Jugement dernier où le modèle soupèserait le poids des âmes… Déjà, Théophile Thoré-Bürger avait, dès 1866, assimilé le tableau à une vanité et évoqué la parabole du « trésor dans le Ciel » de l’Évangile selon Matthieu. Depuis lors, un certain nombre de lectures ont été proposées. Daniel Arasse les trouvait toutes fort riches et intéressantes, mais il nous mettait aussi en garde, puisque, comme le miroir suspendu dans le tableau dont le reflet est illisible pour le spectateur, celui-ci ne pourrait jamais trancher sur le propos du peintre. En rapprochant La Dame au collier de perles (Gemäldegalerie, Berlin) ou la Jeune Femme à l’aiguière (The Metropolitan Museum of Art, New York) de la littérature jésuite d’alors, Gregor J. M. Weber réduit pourtant considérablement le spectre du spectateur.
LA CAMERA OBSCURA DES JÉSUITES
La démonstration de Gregor J. M. Weber est en soi extrêmement stimulante. Elle permet de faire des pas substantiels. Ainsi, elle apporte une raison supplémentaire de ne plus douter de l’authenticité de la copie par Vermeer de la Sainte Praxède de Felice Ficherelli (musée national de l’Art occidental, Tokyo) présentée comme une œuvre authentique dans l’exposition : le sujet est éminemment jésuite ! Reste à savoir si l’œuvre de Felice Ficherelli se trouvait à Delft du vivant du peintre, ou encore à être convaincu par le tableau lui-même. L’œuvre fait débat depuis une cinquantaine d’années et à plus forte raison depuis son passage en vente publique en 2014. À la fin de son chapitre intitulé « Vermeer et la lumière des Jésuites », Gregor J. M. Weber reproduit un portrait de vieille femme conservé au Rijksmuseum et dû à Isaac van der Mye. Ce peintre de formation, prêtre jésuite, voisin de Vermeer, avait d’ailleurs fait l’objet d’un article en 2008, dans lequel l’auteur proposait de le considérer comme le premier maître de Vermeer. En reproduisant également l’envers de la feuille éclairée par une lumière (« transmitted light », soit par transmission lumineuse), Gregor J. M. Weber démontre que le dessin a été réalisé à l’aide d’une camera obscura, qu’un instrument se serait donc trouvé chez les jésuites voisins du peintre, qui l’auraient initié à la technique. Depuis fort longtemps, l’utilisation de l’appareil semblait une évidence, particulièrement pour la réalisation de La Dentellière (musée du Louvre, Paris), dont tous les objets placés au premier plan sont flous. Or, aucune camera obscura n’apparaît dans l’inventaire du peintre. Non seulement Weber apporte un élément essentiel de connaissance, mais il tisse également des liens, documentés et bien connus entre les préoccupations jésuites en matière d’optique – notamment un sermon qui détaille les principes artistiques et moraux de la camera obscura – et la pratique artistique de Vermeer.
Ce livre-manifeste est étonnant à plus d’un titre. Il fournit un grand nombre de réponses certes, mais il enferme aussi l’artiste et son œuvre. En 2023, on fait un pas en arrière quant à la légende d’un peintre isolé du monde ou aux propositions d’Eddy de Jongh selon lequel les spectateurs comprennent le sens des œuvres de leur temps en décelant des signes parfaitement reconnaissables. L’ouvrage de Gregor J. M. Weber est d’ailleurs en parfaite contradiction avec toutes les analyses scientifiques réalisées au cours des dernières années, qui démontrent une volonté marquée du peintre de permettre une lecture instinctive de ses sujets. À plusieurs reprises, il « gomma » ou plutôt « masqua » des éléments trop évidents afin d’introduire une part de mystère et de jeu avec le spectateur. Au fond, il n’est pas impossible que le manifeste de Gregor J. M. Weber, un tantinet provocateur, ne soit pas lui aussi empreint d’humour et d’ironie.
Il suffit de se promener une ou deux heures dans l’exposition Vermeer pour oublier tout cela et prendre conscience que ses relations de bon voisinage et sa belle-mère l’influencèrent certainement, mais qu’il est bien plus que cela… Le Rijksmuseum publie la monographie de Gregor J. M. Weber, mais presque rien n’en transparaît dans l’appareil critique de l’exposition ni dans le catalogue. Et encore moins dans le discours du directeur du musée, Taco Dibbits.
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Gregor J.M. Weber, Johannes Vermeer. Faith, Light and Reflection, Amsterdam, nai010 Publishers, 2023, 106 pages, 25 dollars.