En avril 1941, à la galerie Serguy à Cannes, Francis Picabia expose Le Juif errant. Le tableau présente un homme drapé dans un épais manteau, ou une cape, rouge, sa tête s’incline en avant, son regard est oblique, et son expression semble désenchantée ; moderne desdichado. Derrière lui, à demi masquée, se tient une femme nue au visage radieux, éclatante de santé, que l’artiste a copiée d’une photo de Paris Magazine, et qui est peinte dans une dominante bleue. Elle n’appartient pas au même espace, et l’effet de montage est flagrant. Le titre du tableau est peint en bas à droite, tandis qu’en haut est écrit en lettres hébraïques : « Lek lekha », « va vers toi », injonction de Dieu à Abraham.
À partir de ce tableau, l’exposition de la galerie Natalie Seroussi, comme il est dit, « fait feu de tout bois », avec deux grands axes. L’un concerne la légende du juif errant, vu à travers l’imagerie populaire, le roman d’Eugène Sue, sa représentation cinématographique sous les traits de Conrad Veidt, mais aussi de Superman, censé être la réincarnation du mythe. L’autre traite plus directement du tableau de Picabia. On rencontre là Le Greco, la femme de Loth, Don Juan, Faust. L’ensemble tient du dossier et de la dérive, ce qui est bien le moins.
En l’absence d’une note d’intention ou d’un commentaire de l’artiste sur son tableau, ou d’une connaissance de sa réception (à l’exception d’une critique lors d’une présentation à Alger), liberté est donnée, dans le riche journal qui accompagne l’exposition, à l’interprétation et aux projections. Plus d’arguments biographiques qu’iconologiques, qui font d’abord justice de l’image d’un Picabia indifférent aux événements, et qui nous le révèlent préoccupé de judaïsme et vraisemblablement marrane. Tandis qu’Anne Berest, arrière-petite-fille de l’artiste, y lit un portrait prémonitoire de Vicente Picabia, fils au destin tragique, Pierre-Henry Salfati décrit avec brio le passage du dadaïsme au judadaïsme.
Tableau énigmatique, dont nul ne peut dire à quel moment de son exécution il est devenu Le Juif errant, et auquel cette exposition donne un véritable rayonnement. Sa composition évoque directement les affiches de cinéma, où le bleu est d’un usage courant pour figurer à l’arrière-plan, derrière le portrait des interprètes principaux, une scène du film. À côté du Pierrot pendu (présent à Cannes en 1941, et également ici), scène de pantomime, ne peut-on imaginer qu’avec son portrait (ou autoportrait) mélancolique, Picabia se faisait un film ?
« Francis Picabia. Le Juif errant », jusqu’au 18 mars 2023, Galerie Natalie Seroussi, 34 rue de Seine, 75006 Paris