À l’heure où s’achèvent les défilés de la saison automne-hiver 2023, Rick Owens continue à s’affirmer comme la tête chercheuse la plus intéressante de la scène actuelle de la mode, au-delà de sa réputation de « baron noir » à l’esprit frondeur, irrévérencieux et provocateur. En témoignent ses collaborations en cours avec l’entreprise Moncler ou la Carpenters Workshop Gallery, élaborées la plupart du temps en duo avec son épouse et muse Michèle Lamy. Ou encore ses nouveaux vêtements cocons, faits de nœuds molletonnés enroulant le buste des mannequins, figures vestimentaires protectrices que l’on n’avait pas vu défiler avec autant d’intensité depuis les créations de Rei Kawakubo en 1997 pour sa marque Comme des Garçons.
DE L’HABITAT NOMADE AU CAISSON D’ISOLEMENT
Penser de nouvelles façons d’habiter le corps et de vivre la domesticité semble le maître-mot de la plupart des recherches de Rick Owens. Pour exemple : sa coopération avec les vêtements de sport Moncler ne s’est pas arrêtée à la simple réinterprétation de la doudoune haut de gamme qui continue à faire les heures de gloire de cette célèbre marque franco-italienne. Elle s’est rapidement poursuivie avec le réaménagement en habitat nomade d’un bus Iveco à bord duquel Rick Owens et Michèle Lamy ont réalisé, en 2020, un voyage initiatique*1. Celui-ci les a conduits de l’aéroport LAX de LosAngeles – ville natale du créateur – aux œuvres de land art de Michael Heizer dans le paysage du Nevada, Double Negative (1969) et City (1972-2022), cette dernière tirant son origine des mastabas et anciens sites sacrés américains.
Signe, s’il en fallait un, que le vide ou l’absence chez Rick Owens se double d’une présence tout autant primordiale, car ce que l’on enlève d’un côté s’articule finement avec ce que l’on ajoute de l’autre, et que ses racines mexicaines sont fondatrices de son identité.
Tandis que l’extérieur du bus a été symboliquement repeint en noir, couleur fétiche du créateur, l’intérieur mixe des couvertures brunes du surplus de l’armée française – à l’origine utilisées pour protéger le sol des boutiques Rick Owens –, une épaisse peau en coton bio gris sombre *2 et du duvet en nylon bio gris argenté, pour faire du salon et de la chambre un refuge ou sanc-=tuaire propice à la méditation et à la reconstitution mentale ou physique. À l’inverse, la cuisine et la salle de bains, entièrement en acier inoxydable brillant, se réapproprient des éléments industriels employés aux États-Unis dans les prisons ou les hôpitaux, selon une esthétique de l’hygiénisme qui n’avait pas été portée à un tel paroxysme depuis Le Corbusier. Toute la complexité et l’ambivalence de la nature humaine sont ici expérimentées en live par Owens/Lamy, au fil d’un roadtrip inédit entre mode, art et expérience de vie.
Dévoilé en février 2023 à l’occasion de la London Fashion Week, un deuxième projet de Rick Owens pour Moncler, le Silent Sleeping Pod, tient, quant à lui, de la bulle introspective fortifiée; sa forme sculpturale et ses profils angulaires ne sont pas sans rappeler les bunkers de la Seconde Guerre mondiale chers à Paul Virilio… ou l’œuvre de Michael Heizer. Doté d’une structure aussi indestructible qu’impénétrable et recouvert, à l’extérieur, d’acier noir ultra-réfléchissant, ce caisson d’isolement insonorisé pour deux personnes est tapissé, à l’intérieur, de duvet en nylon recyclé noir, teint de manière organique par Moncler : l’atmosphère chaleureuse et bienveillante qui en résulte contraste fortement avec l’esthétique géométrique et brutaliste de l’extérieur. Il est vrai que Rick Owens éprouve une admiration profonde pour l’architecture rationaliste et le futurisme italien*3, et professe un ascétisme de vie plutôt monacal et austère. Néanmoins, la privation du son et de la lumière semble avoir ici pour véritable objectif d’amplifier les possibilités sensorielles des « habitants » du caisson, leur permettant ainsi de se reconnecter avec eux-mêmes, y compris avec leur voix et leur lumière intérieures. Là encore, le noir n’est pas l’expression du vide ni de l’absence, mais offre un espace séminal dense et profond, un territoire de possibles à explorer sans fin, manière inédite d’éterniser le temps, sinon la vie.
HABITER AUTREMENT
La volontaire utopie de ces projets de Rick Owens infuse tout autant des réalisations plus accessibles, à l’instar de celles présentées en 2013 à Londres, à la Carpenters Workshop Gallery, sous l’intitulé « Prehistoric » qui traduit à la fois l’univers intérieur du créateur, les origines de l’humanité et des rituels chamaniques inédits. Six ans plus tard, il exposait dans la même galerie l’installation Glade qui annonçait clairement ses expérimentations pour Moncler. Une paroi en contre-plaqué Batipan courbé brun sombre y enveloppe un canapé de grandes dimensions, véritable espace de vie multifonction protecteur et ouvert, horizontal et vertical. Rick Owens la décrit lui-même de manière métaphorique : « Une clairière, peut-être une clairière dans une forêt délicatement éclairée par le ciel dont la lumière filtre à travers une canopée d’arbres… Une canopée abritant un éparpillement de rochers brisés et déchiquetés qui scintillent doucement dans une forêt-cave isolée d’un gris sourd… Des rochers qui ont été taillés en casques-couronnes brillants à porter dans la clairière… »
Car, chez Rick Owens, l’humain est inséparable de son environnement, depuis la naissance et l’évolution des formes jusqu’aux qualités premières des matériaux et des substances. Il ne s’agit donc pas uniquement d’inscrire de nouveaux modes de relation au cœur du monde d’aujourd’hui, mais d’habiter globalement ce monde autrement, à l’instar d’une véritable écotopie.
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rickowens.eu / carpentersworkshopgallery.com
*1 Pour ce projet, Rick Owens se réfère explicitement à la célèbre performance I Like America and America Likes Me réalisée par Joseph Beuys en 1974 : l’artiste a quitté l’Allemagne pour les États-Unis en avion, a atterri à l’aéroport JFK, à New York, enveloppé dans du feutre, et s’est fait transporter en ambulance dans une galerie où il a vécu avec un coyote sauvage pendant trois jours, avant de rentrer en Allemagne sans avoir touché le sol américain.
*2 La couleur brune, proche de celle du feutre utilisé par Joseph Beuys, est aussi celle des sacs en tissu qui protègent ou emballent les vêtements de Rick Owens. Le gris sombre est, quant à lui, la teinte dominante des sacs en papier du créateur.
*3 Quand il n’est pas à Paris, place du Palais-Bourbon, Rick Owens vit dans le quartier du Lido, à Venise, entouré notamment d’un sarcophage égyptien et de sculptures de Thayaht ou Renato
Bertelli.