À mesure que la scène des galeries de Chicago se renforce, un nombre croissant de marchands de la ville cherchent à se développer. Mais plutôt que d’ouvrir des antennes dans les capitales côtières du monde de l’art aux États-Unis, tels New York et Los Angeles, ils regardent plus loin encore.
Mariane Ibrahim, qui a déménagé sa galerie de Seattle à Chicago en 2019, est en tête de file. Elle a ouvert récemment deux antennes internationales : la première à Paris en 2021 et la seconde à Mexico en février 2023. La scène artistique de la capitale française a largement profité du Brexit : alors que la part du Royaume-Uni dans le marché mondial de l’art s’est réduite de 3 % entre 2020 et 2021, les chiffres du marché de l’art en France ont doublé en un an, selon le rapport The Art Market 2022, publié par Art Basel et UBS. Plusieurs galeries de premier ordre ont ouvert des espaces à Paris ces dernières années et Art Basel y a lancé Paris+, une nouvelle foire, à l’automne 2022. Pour Mariane Ibrahim, l’attrait de la ville précède la tendance actuelle du marché : « En tant que citoyenne française, ce n’était qu’une question de temps avant que je n’ouvre un espace dans mon pays ».
Une scène florissante au sud de la frontière
Entre-temps, la scène artistique de Mexico est montée en puissance, en grande partie grâce à la popularité croissante de sa foire d’art, Zona Maco, ainsi qu’à un boom touristique au cours des dernières années, marqué notamment par l’afflux de citoyens d’autres pays d’Amérique du Nord. Bien que le marché de l’art mexicain reste dominé par quelques grands collectionneurs, les marchands d’Amérique latine ont enregistré une augmentation de 29 % de leurs ventes l’année dernière, en particulier au Brésil et au Mexique, toujours selon The Art Market 2022.
Emanuel Aguilar, qui a cofondé la galerie Patron à Chicago avec Julia Fischbach, explique qu’ils sont également à la recherche d’espaces au Mexique, en dehors de la capitale, qui pourraient servir à la fois de lieux d’exposition et de résidence pour les artistes et les curateurs. « Nous voulons trouver un moyen de collaborer et de soutenir les artisans et les producteurs [du Mexique] ainsi que les nôtres », explique Emanuel Aguilar, qui a la double nationalité mexicaine et américaine, tout en développant des relations durables et « sérieuses » avec ce territoire et ses habitants, ce que la simple participation à des foires ne peut pas offrir.
Mariane Ibrahim abonde en ce sens, notant que Chicago et Mexico, bien que très différentes, partagent un même sentiment de fierté et une implication similaire envers leurs communautés d’artistes. Elle a trouvé que la ville de Mexico convenait parfaitement à son programme, qui met l’accent sur les créateurs de la diaspora africaine à travers les Amériques et l’Europe. « Ouvrir un espace ici nous permettra de mieux nous rapprocher de la communauté hispanique et afro-latine », explique-t-elle.
La galeriste a inauguré le 11 avril la nouvelle exposition consacrée au peintre Patrick Eugène dans son vaste espace de Chicago. Dans une ambiance chaleureuse, sous une météo exceptionnellement estivale, un concert-performance d’un quatuor classique accompagnait le vernissage. À cette occasion, Mariane Ibrahim nous a confié en aparté qu’elle exposera prochainement des sculptures et dessins d’Eva Jospin dans son espace de Mexico. « Son univers baroque sera parfait dans ce contexte », a-t-elle commenté.
Le marché de l’art de Chicago est resté stable, bien que régional, pendant un demi-siècle, en grande partie grâce à des marchands fidèles comme Rhona Hoffman, Kavi Gupta et Richard Gray. Ce dernier a été le premier à ouvrir un deuxième espace en dehors de Chicago – la galerie est installée à New York depuis 1997. Kavi Gupta a également ouvert un lieu supplémentaire il y a trois ans à New Buffalo, dans le Michigan – une version Midwest des Hamptons pour New York.
Au cours des cinq dernières années, cependant, la scène des galeries de Chicago a connu une augmentation du nombre d’anciennes et de nouvelles galeries, avec des programmes d’exposition rigoureux et ambitieux, qui se sont regroupés entre Wicker Park et le West Loop. Ce quartier a attiré des conservateurs, des collectionneurs et des artistes internationaux « qui prêtent une attention particulière à ce qui se passe ici », selon Aron Gent et Sibylle Friche de la galerie Document, qui a ouvert un petit espace d’exposition et une boutique d’éditions en 2012. En janvier, ils ont inauguré un nouvel espace à Lisbonne, au Portugal.
À l’instar du Mexique, l’attrait international du Portugal – et de son PIB – a récemment été stimulé par des incitations fiscales pour attirer les étrangers, parmi lesquelles l’offre de visas de résident temporaire ou de « nomade numérique » qui permet aux visiteurs à hauts revenus de travailler à distance pendant de longues périodes en étant imposé à un taux réduit. Dans les deux pays, cet afflux d’argent étranger s’est révélé être une arme à double tranchant, alimentant d’une part une inflation du coût de la vie pour les locaux, tout en insufflant d’autre part une dynamique à l’économie créative.
« Nous n’avions pas pour priorité d’ouvrir un deuxième site, mais j’ai visité Lisbonne pendant la foire d’art ARCOlisboa et j’ai remarqué que la communauté des galeries y avait une dimension similaire à celle de Chicago ; les gens semblent avoir des relations collégiales et de solides réseaux d’artistes locaux », explique Aron Gent, ajoutant que de nombreuses galeries et artistes de la région étaient enthousiasmés par la scène artistique de Chicago et les possibilités de collaboration.
Comme une grande partie du reste du monde de l’art vient chaque année à Chicago pour la foire Expo Chicago, les marchands d’art de la ville ne se sentent pas obligés de s’implanter dans les centres artistiques traditionnels comme New York ou Londres afin d’atteindre une portée mondiale. Beaucoup d’autres villes bouleversent le concept monopolistique de « centre du monde de l’art », affirme Mariane Ibrahim, et Chicago pourrait être de plus en plus l’une d’entre elles.