Ils étaient trois. Trois artistes de Toronto, au Canada, réunis en 1969 et séparés en 1994 par le sida. Felix Partz, AA Bronson et Jorge Zontal ne s’appelaient pas vraiment ainsi. Ils avaient choisi ces pseudonymes pour rire, un ami de Zontal ayant trouvé le sien en raison de sa propension à adopter la position couchée. Et pris celui de General Idea pour produire une œuvre collective très singulière. Le Musée d’art moderne et contemporain (Mamco) de Genève expose les créations de ce collectif à la longévité inédite. Figurent des dessins et des peintures rarement montrés, dont 250, sur les 600 répertoriés, sont à voir pour la première fois.
Directeur du musée genevois et co-commissaire de cette exposition, avec Claire Gilman du Drawing Center de New York, Lionel Bovier avoue un attachement particulier à ce trio dont il a déjà présenté le travail en polaroïds. « J’ai rencontré Jorge Zontal et AA Bronson en 1989 à New York. Mais c’est surtout plus tard, pendant Art Basel, que je me suis rapproché de ce dernier. Il était alors le seul survivant du groupe. Il organisait dans la foire une exposition sur les publications d’artistes pendant que je m’occupais du stand Ecart de John Armleder. Nous avons passé une semaine à discuter de livres d’artistes. Ce double intérêt pour l’art et les éditions nous a reliés. Nous avons ensuite beaucoup travaillé ensemble lorsque j’ai fondé et dirigé la maison JRP|Edition. »
« Trouple » trouble
Dans l’histoire de l’art de la fin du XXe siècle, General Idea irradie d’une aura particulière, indéfectiblement liée aux années sida. On connaît leur AIDS, détournement du LOVE de Robert Indiana, mais aussi leurs dragées géantes, gros bonbons colorés en résine, répliques en format XXL des pilules de la trithérapie. Ou encore ces trois petits phoques en peluche blanche qui rampent sur une banquise de polystyrène. L’installation de 1990 s’intitule Fin de siècle, comme un ultime adieu drôle et émouvant à la scène, Jorge Zontal et Felix Partz venant alors d’apprendre leur séropositivité.
Parler des sujets graves, mais avec légèreté, c’est le credo de ce trio chez qui les choses vont donc souvent par trois. « Ils ont suscité beaucoup de fantasmes. Et ont passablement joué aussi de ce “trouple” trouble qu’ils formaient, reprend Lionel Bovier. Alors qu’en fait, en dehors du collectif, chacun menait sa vie. »
À l’intérieur, en revanche, c’est le groupe qui décide. Chacun possède sa spécialité : Felix Partz fait de la photographie, AA Bronson réalise les publications et Jorge Zontal peint et dessine. Ce sont ses œuvres, toutes signées « GI », que le Mamco expose. On y retrouve le lexique du collectif fasciné par les talons aiguilles, les symboles héraldiques, les lèvres volantes. Et forcément aussi le caniche, l’animal fétiche du trio. « Ils le considéraient comme un petit objet qu’on montre, qu’on taille et qu’on arrange. En fait, quelque chose de plus proche du bonsaï que du chien », note Lionel Bovier. Mais on y trouve aussi des éléments moins fréquents et moins frivoles. À mesure que la maladie se développe, Jorge Zontal perd peu à peu la vue. Une cécité progressive qu’il traduit par des nuées de cafards qui contaminent ses images.
Image virale
General Idea était connu avant le sida. « Ils ont souvent été invités à exposer en Europe, notamment au Centre d’art contemporain de Genève et au Stedelijk Museum d’Amsterdam. Mais l’efficacité de AIDS leur a donné une indéniable visibilité », précise Lionel Bovier. En 1986, le trio quitte Toronto pour New York. Là-bas, il trouve d’autres scènes, plus jeunes, dont celle de la Pictures Generation qui s’approprie les codes de la communication médiatique et publicitaire. Ce groupe qui détourne les icônes modernes classiques, comme Marcel Duchamp, va susciter son intérêt. Alors que le sida décime le milieu homosexuel, General Idea reprend le LOVE de Robert Indiana. L’artiste n’a pas déposé de copyright sur son image et laissé chacun l’utiliser à sa guise. General Idea remplace les quatre lettres, mais conserve le jeu de combinaison et des couleurs. LOVE devient AIDS. Comme Indiana, le collectif abandonne ses droits d’auteur. L’idée ? Que ce logo soit vu absolument partout, histoire d’alléger le climat anxiogène ambiant. Les campagnes de prévention d’alors provoquent la psychose, semant la terreur jusque dans les hôpitaux où le personnel soignant refuse parfois d’entrer en contact avec les malades. Certains collectifs comme Gran Fury reprochent à General Idea son image virale trop séduisante. « Ils étaient artistes, pas activistes, reprend Lionel Bovier. Leur terrain d’attaque, c’était le champ de l’art. Leur stratégie était forcément différente. » Mais gagnante : aujourd’hui, AIDS est devenu une icône dont le message n’a pas été dilué dans son esthétique pop.
Carrière solo
Le Mamco expose un ensemble de ces peintures dont certaines ont été réalisées par AA Bronson après la disparition de ses deux complices. « Depuis leur mort, c’est lui qui gère l’Estate du groupe, prête des pièces et organise les expositions. La reconnaissance de General Idea s’est accélérée ces dernières années. Les problématiques qu’abordait le groupe – comme celle de la pandémie relancée avec le Covid – résonnent avec des questions que se posent les jeunes artistes actuellement. » À ce titre, c’est aussi AA Bronson qui termine des projets que le trio n’avait pas pu mener à bien. « General Idea n’interdisait à aucun de ses membres de travailler de son côté. Les œuvres du collectif, en revanche, devaient être validées par le trio, celles qui ne l’étaient pas rejoignant les archives du groupe. » Difficile dans ces conditions d’envisager une carrière en solo. Depuis plus de vingt ans, AA Bronson poursuit donc seul la sienne avec des performances et des installations qui expriment la capacité de l’art à soigner et à guérir. Mais pas à oublier : les images de Jorge et de Felix sur leurs lits de mort seront les premières œuvres signées de son nom.
« General Idea », jusqu’au 18 juin 2023, Mamco, Rue des Vieux-Grenadiers 10, Genève, Suisse.