À Dubaï, l’un des événements récents de la vie culturelle a été l’ouverture en 2022 du Museum of the Future, à l’architecture spectaculaire et pour lequel il faut réserver son billet plusieurs semaines à l’avance. « L’idée du futur est épuisée dans le monde occidental, mais les Émiriens, eux, sont obsédés par le futur. À la différence d’Abu Dhabi et de l’Arabie saoudite par exemple, Dubaï a su très tôt qu’il faudrait penser sa diversification à l’ère post-pétrole », explique Shumon Basar, responsable du Global Art Forum d’Art Dubai, intitulé cette année « Predicting the Present ». Pourtant, l’écriture de l’histoire (de l’art) semble aussi une préoccupation très vive aux Émirats – tant pour les professionnels que les amateurs. Mais comment écrire cette histoire ? Telle est la question qui se pose à tous.
RÉINVENTER LE MONDE
Art Dubai se tient dans le quartier de Madinat, au bord d’un luxueux complexe hôtelier, non loin de la mer que l’on ne voit pas. « Lors de la première édition, il y a dix-sept ans, le Louvre n’existait pas à Abu Dhabi, Dubaï ne comptait que huit galeries, et il n’y avait pas de marché de l’art ni de critique d’art. C’est pourquoi nous avons d’emblée voulu offrir un important programme non commercial, avec des activités éducatives. Nous avons aussi contribué au développement de la Dubai Collection, un ensemble de 500 œuvres à ce jour, prêtées par 70 mécènes installés dans la région, dont nous organisons actuellement une exposition internationale et qui aboutira probablement à un musée public », explique Benedetta Ghione, directrice de la Foire.
Dans le même esprit, du 1er au 5 mars 2023, la 16e édition d’Art Dubai offrait plusieurs sections à taille humaine composées par des commissaires indépendants, notamment la remarquable partie moderne, assurée par Mouna Mekouar et Lorenzo Giusti : « C’est à l’aune du présent que nous avons sélectionné les dix artistes de la section. Quand bien même leurs œuvres viennent du passé, elles appartiennent aussi à notre temps et sont ouvertes à sa compréhension. Profondément empreints de l’univers visuel dont ils sont issus, tous ces artistes ont cherché, chacun à leur façon, à le réinventer ou à le transformer. Engagés politiquement, ils ont su traduire dans leur travail, avec finesse et subtilité, et toujours de manière indirecte, leur position face au monde. » Les deux artistes vivants de la sélection, Natvar Bhavsar et Rasheed Araeen, étaient présents dans les allées de la Foire lors de son inauguration – quelques jours auparavant, ce dernier avait été nommé pour exposer dans le Turbine Hall de la Tate Modern, à Londres. La section moderne d’Art Dubai proposait aussi des œuvres en miroir facetté de l’Iranienne Monir Shahroudy Farmanfarmaian, hommages à la culture soufie, les visages de Marwan Kassab Bachi, dit Marwan, qui émergent de la peinture, à peine perceptibles, des sculptures en pierre de Mona Saudi, des photographies de James Barnor, en discret hommage à Okwui Enwezor.
Chez les contemporains, comme chez les modernes, les galeries sélectionnées couvraient une grande partie du Global South. Parmi les plus remarquables, la galerie indienne Project 88 montrait Prajakta Potnis et Raqs Media Collective, la galerie saoudienne Athr proposait une monographie de l’artiste et collectionneur Rami Farook, Albarrán Bourdais exposait Cristina Lucas. Outre quelques autres enseignes européennes (In Situ – fabienne leclerc, Andréhn-Schiptjenko, Perrotin, Continua…) étaient présentes des galeries du Kazakhstan (Aspan Gallery), de Géorgie (The Why Not Gallery) ou d’Azerbaïdjan (Gazelli Art House). Assurée par le commissaire thaïlandais Vipash Purichanont, la section contemporaine réunissait par ailleurs dix artistes pour un accrochage intitulé Bawwaba (« le portail » en arabe), dans un espace à part où chacun bénéficiait d’un stand individuel. Notons de belles découvertes, comme les œuvres de Youdhisthir Maharjan, un Népalais installé à Boston qui joue avec les pages des livres et avec les mots, celles du Philippin Gregory Halili, ou encore le travail d’Achraf Touloub, passé du dessin à la pein-ture il y a quelque temps.
Dans le quartier d’Al Quoz, la famille Alserkal a acheté il y a quinze ans un ensemble d’entrepôts, qui accueillent aujourd’hui plusieurs galeries et deux centres d’art, actifs tout au long de l’année. Construit par l’agence OMA, le centre d’art Concrete présentait une monographie de la jeune Bangladaise Rana Begum. À l’Ishara Art Foundation, fondée par la collectionneuse indienne Smita Prabhakar et consacrée à l’Asie du Sud, est visible (jusqu’au 20 mai 2023) un accrochage de groupe intitulé « Notations on Time ». Parmi les galeries du quartier, Grey Noise exposait les photographies minutieuses de Jochen Lempert, tandis que Green Gallery montrait deux jeunes artistes, l’Indienne Seher Shah et la Bangladaise Hera Büyüktasciyan. Dans ce panorama se distingue l’exposition à caractère historique conçue par Catherine David à la 1x1 Art Gallery (jusqu’au 30 avril), donnant un aperçu de l’œuvre de l'artiste indien Sayed Haider Raza et de celle de son épouse Janine Mongillat – ce dernier est également exposé jusqu’au 15 mai au Centre Pompidou, à Paris.
« Ici, beaucoup de choses n’ont pas de précédent. Nous cherchons à combattre les façons prévisibles de penser le monde, et le monde de l’art en particulier », explique Antonia Carver, directrice du Jameel Arts Centre. Dans les expositions actuellement proposées par le centre d’art, nous remarquons une grande sculpture de Daniel Otero Torres, ou une installation vidéo de Sara Sadik réalisée en collaboration avec la Biennale de Lyon. La monographie de la Libanaise Daniele Genadry, dans les Artist’s Rooms, est particulièrement réussie. Seule institution véritablement non commerciale de Dubai, le Jameel Arts Centre a ouvert la première bibliothèque d’art, organise des journées professionnelles qui ont attiré cette année 3000 participants et explore dans sa programmation des grands thèmes de société : le pétrole, le patrimoine, l’agriculture…
« Nous commandons aussi à des artistes des jardins dont nous acquérons le concept, ce qui est une façon de réfléchir à l’avenir des musées. Nous entendons par ailleurs nous pencher sur ce que peut être une école d’art dans le contexte local, qui ne se contente pas d’imiter les
modèles occidentaux », poursuit Antonia Carver. Dans son antenne de Djeddah (Arabie saoudite), dont la famille Jameel est originaire, le centre d’art vient d’inaugurer le premier cinéma indépendant de la région. « L’Arabie saoudite n’est pas le désert culturel que l’on dit, elle a une histoire ancienne, qu’elle est en train d’écrire. Le pays, jusqu’alors fermé, est aujourd’hui ouvert et se développe à une vitesse extrême », conclut-elle.
ÉCLAIRAGE HISTORIQUE À SHARJAH
Cette réflexion sur un présent ancré dans l’histoire se poursuit à la 15e Sharjah Biennial, dont le commissariat, confié à Okwui Enwezor avant sa disparition en 2019, a été repris par Hoor Al Qasimi, directrice de la Sharjah Art Foundation. Pour le pavillon des Émirats arabes unis en 2015, celle-ci avait mis en œuvre une histoire récente de l’art de la région. Intitulée « Thinking Historically in the Present », l’édition 2023 de la Biennale constitue comme à l’accoutumée une fenêtre ouverte sur la création dans le Global South. Parmi les nouveaux venus figurent deux créateurs maoris, ainsi que plusieurs artistes dont les œuvres parlent du monde postsoviétique. L’éclairage du présent par le passé se fait notamment ressentir chez Bouchra Khalili, qui a travaillé sur la candidature à l’élection présidentielle française de 1974 de Djellali Kamal, un Algérien clandestin à la tête du Mouvement des travailleurs arabes (MTA). Les œuvres Arcadia de John Akomfrah et Once Again (Statues Never Die) d’Isaac Julien se distinguent par leur caractère spectaculaire et par la qualité des moyens mis en œuvre – Isaac Julian a ainsi imaginé un dialogue fictif sur plusieurs écrans entre le collectionneur Albert Barnes (1872-1951) et le penseur Alain LeRoy Locke (1885-1954).
Parmi les découvertes à retenir, les œuvres textiles de Nelly Sethna, artiste et activiste indienne, les peintures de l’Australienne Emily Kame Kngwarreye et le récit photographique familial de Solmaz Daryani sur la disparition du lac d’Ourmia en Iran. C’est encore un autre regard sur l’histoire de l’art du XXe siècle que porte David Hammons : dans Ted Joans – Exquisite Corpse (2019), il déplie page après page un cadavre exquis orchestré par le musicien, peintre et poète américain Ted Joans, impliquant 132 artistes et écrivains – un film intime, historique et présent.
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« Art Dubai », 1er - 5 mars 2023, plusieurs lieux à Dubaï, Émirats arabes unis.
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« Sharjah Biennial 15 », 7 février-11 juin 2023, plusieurs lieux à Sharjah et dans d’autres villes des Émirats arabes unis.