« Mon nom est commun/je suis patient dans un pays/bouillonnant de colère » (Mahmoud Darwich, Carte d’identité). Pour faire circuler le sens et le transmettre de l’émetteur au destinataire, la sémiotique nous dit de compter sur des signes en un certain ordre assemblés : ils seront les vecteurs sur lesquels s’appuyer pour faire passer le sens, le message, la devinette et sa solution. Sur quels signes toutefois compter, lorsque le message refuse de se soumettre à quelque carcan que ce soit ? L’identité est un mot qui ne suffit pas, un discours qui échappe au discours. Qui le souhaite peut essayer de la mettre en lettres, en sons ou encore en images, elle refuse, sans cesse, de se laisser réduire.
Où la sémiotique a échoué, l’art a pris la relève. Inventant leurs propres signes, langues et stratégies, les artistes – avec lesquels nous nous arrêterons ici – ont affronté le miroir dans lequel on croit l’identité capable de se refléter et ont choisi de l’éclater, avant d’aller en chercher les fragments dans tous les coins, visibles et invisibles, où ils se sont dispersés. Ymane Fakhir (née en 1969), Gabrielle Manglou (née en 1971), Leïla Payet (née en 1983) et Moussa Sarr (né en 1984) ont tenté de les recoller en différents ordres qui nous mèneront de l’évidence au secret, en passant par l’enquête et le labyrinthe.
DE L’ÉVIDENCE AU SECRET
C’est l’ordre de l’évidence qu’a d’abord choisi Moussa Sarr quand il a commencé à performer. L’artiste s’amuse d’avoir grandi seul Noir au milieu de son île corse. Rire pour tenir bon. Ses performances puisent dans les signes déployés par les autres pour définir son corps, et à travers lui son être : cris de singe, balourdises, gestes bestiaux... L’inventaire tout prêt du racisme et de la bêtise les plus primaires est la matière d’œuvres de jeunesse qui miment l’Autre imitant Lui, pour désamorcer toute tentative de réduction. Littéral et provocateur, le côté face de Moussa Sarr est plus complexe qu’il n’en a l’air. Il s’emboîte, côté pile, avec des mots impossibles (issus du « pelistic », langue imaginée par l’artiste), le mythe de Narcisse et sa propre mort (La Grande Dévoreuse, 2018), suivie d’une renaissance (Narcisse metamorphosis. The Peacock Man, 2018). Lassé d’être raconté par les autres, l’artiste s’est transformé en mythe. La stratégie déployée par Moussa Sarr combat les clichés et les tentatives de soumission à un être qui ne fait toujours que bouger et que trop d’Autres essayent de définir à la place d’un Je.
Ymane Fakhir, à l’inverse, ne se montre jamais dans ses photographies, vidéos et installations. Il y a des mains, des pieds, des gestes et des postures, mais aussi des objets dans ses images (Un ange passe, 2003 ; Handmade, 2011-2012 ; Fête du trône, 2009). Du détail dissimulé à travers le tout, enquêter, collecter et retracer, pour faire émerger la singularité. L’artiste franco-marocaine rapporte de ses voyages récurrents entre Casablanca, Rabat et Marseille des coutumes et des traditions avec lesquelles le corps ne fait plus qu’un, des usages devenus normes, sans plus savoir pourquoi. Isolant les formes du bruit du monde qui les entoure, elle installe la distance nécessaire à l’appréhension et la reconnaissance d’héritages toujours construits, jamais naturels. Aux reclus·es, aux invisibles, aux exotisé·es, elle offre des pièces refuges qui entendent creuser une suite à l’impasse dans laquelle l’histoire a trop voulu enfermer ces dominé·es.
L’ENQUÊTE ET LE LABYRINTHE
C’est cette réparation bienveillante et insidieuse qui guide encore la démarche de Leïla Payet. L’artiste s’est quant à elle retrouvée dès le départ face à une autre forme d’impasse. Le mot « art » n’existe pas dans sa langue natale, le créole réunionnais. L’absence du mot, comme l’absence de représentation de son propre corps dans l’imaginaire collectif occidental, autant que des histoires, des classes sociales et des cultures diverses qui l’entourent, est un gouffre. Le paradoxe est abyssal : comment donner corps à l’impalpable, à l’innommé, pourtant déjà incarné lui-même dans les corps vivant autour d’elle ? Dans une démarche presque didactique, l’artiste multiplie les signes graphiques et les images-vecteurs.
Des discours et des morceaux d’histoires se superposent aux visages et aux arbres qu’elle colle ensemble dans des vidéos (Discours sur le colo- nialisme, Aimé Césaire 3, série Tapis Mendiant, 2014) ou photographies (LAMAILLAGE, 2013-2014). C’est dans l’union et le rassemblement que, pour elle, se formulent des pistes pour compléter les béances des récits dominants, pour nuancer les définitions et empêcher les réductions.
Gabrielle Manglou a grandi sur la même île de la Réunion et connu certaines des mêmes histoires collectives. Aux mots et à la médiation de Leïla Payet, elle a toutefois préféré la charade et le rébus. Amarrer à l’ombre (2020), Délicatholitho (2021) : ses installations, jusque dans leur titre, sont des énigmes où les plumes et le raphia côtoient les lignes de couleur primaire d’ordinaire associées à l’art abstrait occidental. Dans les labyrinthes de petits grigris et de touches de couleurs supposément universelles, l’artiste invite à retrouver son chemin et à en défricher de nouveaux, invisibles jusqu’alors. Et les associations, toujours en présence, d’apparaître alors au grand jour : les cartes utilisées par les navigateurs ont servi à prendre la mer, mais surtout la terre; le rhum et le chocolat qu’ils en ont rapporté offrent du plaisir, dont le sang qui les emballe a été lavé par le voyage et la distance ; la souffrance est devenue invisible loin de son lieu, mais n’a jamais disparu pour autant.
L’identité est un leurre. Son énigme, en vérité, n’a pas de solution. Là est justement la clé. Aux abstractions sémiotiques, les artistes ont opposé des alternatives pour faire émerger les corps et les voix qu’invisibilise une telle notion, mais aussi les procédés de sa construction. Par leurs détours et leurs subterfuges, leurs stratégies et leurs contre-récits, les pratiques avec lesquelles nous avons poursuivi nos chemins jusqu’à cette conclusion rendent caduque toute tentative de définition. « La langue et la métaphore ne suffisent pas pour donner au lieu un lieu », reconnaissait déjà Mahmoud Darwich. Dans leur pluralité et leur poésie, elles esquissent toutefois des lignes et des chemins. Jusqu’où ? Cela reste toujours à construire.
Moussa Sarr, né en 1984, vit et travaille entre Paris et Marseille. Il est représenté par la galerie Isabelle Gounod (Paris). « Entre là, exposition collective sur l’insularité », 2 avril-4 juin 2023, Centre d’art contemporain Casa Conti – Ange Leccia, à Oletta (Corse), cnap.fr
Ymane Fakhir, née en 1969, vit et travaille à Marseille.
Voir documentsdartistes.org
Leïla Payet, née en 1983, vit et travaille à La Réunion.
« Créolisation je glisse ton nom », 21-29 mai 2023, Atelier W, Pantin ; « Terres de fortune et d’infortune. Les premiers métissages (du XVIe au XVIIIe siècle) », 8 avril-5 novembre 2023, avec Gabrielle Manglou, château de Kerjean, Saint- Vougay (Finistère).
Voir Documents d’artistes La Réunion : ddalareunion.org
Gabrielle Manglou, née en 1971, vit et travaille à Locmiquélic (Morbihan). « Telling Stories, exposition collective », 24 février-23 avril 2023, Antre Peaux : Transpalette, Bourges ; Nuances, 1er juin-2 juillet 2023, œuvre présentée dans le cadre de la 5e Biennale internationale de Casablanca, Maroc ; « Astèr Atèrla », 7 juillet 2023-7 janvier 2024, exposition collective, Centre de création contemporaine Olivier Debré (CCC OD), Tours.
Voir Documents d’artistes Bretagne : ddabretagne.org