Frank Stella
Aussi vrai que Warhol était un expressionniste abstrait (c’était l’opinion de Donald Judd), Frank Stella est peut-être l’artiste le plus authentiquement pop en ce qu’il parvient à conjoindre dans ses abstractions la haute qualité industrielle, le clinquant des néons et l’excès des sundaes. Comme pour appuyer cette boutade, l’artiste présente ici en plus de six sculptures relief, un tableau fait à partir d’éléments d’un avion jet, qui se moque des catégorisations, et qui se moque surtout d’avoir l’air d’un Stella. En six sculptures ou reliefs, derrière lesquelles on devine l’assistance de l’ordinateur, Stella continue de peindre dans l’espace avec l’acier, la résine ou la fibre de verre, jouant avec les textures, trouvant son inspiration dans la musique comme dans les ronds de fumée. L’étoile, qui le nomme et l’occupe comme motif depuis une soixantaine d’années, se présente ici sur une table d’acier, en un dodécaèdre multicolore coupé en deux parties séparées par une tige. Par ce qu’elle rappelle encore des tableaux anciens, elle peut nous servir de repère dans cette production récente.
Parmi les reliefs, Leeuwarden I est sans doute le chef-d’œuvre : sur une grille en rectangles de métal se tord et s’imbrique un épais ruban rouge (avec des reflets dorés à une extrémité) en fibre de verre, laissant voir par des ouvertures une pulpe rose. On sent une véritable gourmandise dans ces tracés libres relayés et amplifiés par une haute technicité. Dans une autre œuvre, on voit disposées sur une grille de courtes bandes d’adhésif colorée qui composent comme une palette entre deux épaisses giclées de rose. Réjouissant.
Du 11 mai au 24 juin 2023, Ceysson & Bénétière, 23 rue du Renard, 75004 Paris
Nina Childress : Unisexe
« Unisexe », un adjectif bien caractéristique des années 1970, signe le nouveau voyage en arrière de Nina Childress. Ce sont quelques dieux ou demi-dieux du rock (glam ou hard) et du disco que, fidèle à sa ligne, elle fixe d’une façon appliquée avec plus ou moins d’effets picturaux, et quelques marques d’irrespect (un vrai foulard ou un vrai médaillon ajouté au portrait). Nul ne se soucie de savoir ce qui l’a plus retenu chez tel ou tel (l’artiste ou l’œuvre), chacun reconnaîtra les siens. Ni célébration béate, ni raillerie cruelle, mais quelque chose de tendre et de légèrement pathétique.
Jimmy Page ou Marc Bolan ont à peu près le même regard de chien triste, et les membres du groupe Sweet alignés sur une banquette évoquent irrésistiblement un concours de beauté, entre humanité et animalité. Parmi toutes ces stars qualifiées parfois jadis de décadentes, une grande Pamela A. et une grande Pamela B. offrent les beaux visages d’une innocence bien construite.
À ce registre de délectation un peu morose, au plaisir pris (on l’imagine) à barbouiller ces figures apprêtées et/ou maquillées, s’ajoute une irrésistible envie de participer au live. Pour cela, Childress emploie un support glitter comme la toile holographique, ou bien la peinture phosphorescente qu’on ne peut découvrir que dans le noir à la lueur d’une lampe torche. Ce passage de la lumière des projecteurs à l’ombre dans la dernière partie de la galerie est une réussite en termes de dramaturgie : on vient voir l’icône du jeune Prince, couronné de boucles, et l’on balaye d’un halo de flic ou voyeur une scène de club anglais et une autre de club allemand des années 1980.
Du 13 mai au 22 juillet 2023, Art : Concept, 4 passage Sainte-Avoye, 75004 Paris
Bri Williams : Mock Serenade
La mock serenade est une forme ancestrale de théâtre de rues, un charivari « visant à humilier quelqu’un qui a violé une norme sociale publique ou privée ». Bri Williams déclare avoir voulu se « réapproprier » l’idée de la moquerie, les jeux d’esprit, la honte et la violence. Cette réappropriation se traduit par une série de sculptures ou assemblages d’objets pris dans la résine, à laquelle s’ajoutent le plus souvent le savon et la cire. Il y a là comme une violence faite aux objets qui, à travers eux, vise les codes sociaux, le façonnage des esprits et les peurs transmises.
Les questions de genre (comment traduire le « they » par lequel est désignée l’artiste dans sa biographie ?) et de race courent sur l’ensemble des pièces. L’une des premières œuvres que l’on voit est une étagère de bois posée sur un cageot, dans les rayons de laquelle sont emprisonnées dans de la cire des ailes de corbeau. À proximité se trouve un morceau de kilt ravagé au point de ressembler à un tableau informel. Cela nous fait penser à une déconstruction du modèle « rauschenbergien » qui continue d’imprégner l’art contemporain.
Toujours dans cette salle se trouve un étroit cabinet de bois avec deux conques fixées sur un pan de dentelle blanche maculée d’une résine rosâtre. Expression directe que l’on retrouve dans des roses fixées par de la cire à un miroir ou dans un drap d’enfants troué et légèrement brûlé qui porte des motifs de bolides avec écrit Le Mans, moins le « s ».
Ce qui relève de la moquerie, ce qui relève du jeu avec le symbolisme, n’est pas toujours facile à déterminer, mais la sérénade ne peut pas ne pas être entendue.
Du 11 mai au 13 juillet 2023, Dvir Gallery, 13 rue des Arquebusiers, 75003 Paris
Chiharu Shiota : Memory Under the Skin
Une très longue robe blanche qui va du plafond au sol, maculée de lignes et d’éclaboussures rouges dans sa partie basse et qui tourne perpétuellement sur elle-même : c’est cette maîtresse de cérémonie qui nous accueille, robe-figure, mémoire d’une performance, qui souligne le caractère narratif de l’art de Chiharu Shiota. Letters of Love est une large construction, faites de milliers de cordes rouges suspendues dans lesquels sont prises en plein vol des feuilles de papier teintes en rouge. Au sol, dans cet espace impénétrable, sont posés deux avant-bras et mains en bronze qui pourraient figurer la condition humaine, entre effort et prière. Dans ses propos, l’artiste insiste sur l’importance du vêtement dans la définition de l’identité, et sur le fait qu’elle constitue un substitut à la peau. Elle parle aussi de l’importance qu’a pris pour elle le fait de présenter dans certaines de ses œuvres le moulage de ses mains, celle de son mari ou de sa fille pour immortaliser le lien entre eux. Vêtement et flux vital, symbolisé par le rouge, sont directement rattachés à l’écriture.
Au sous-sol de la galerie, se trouve un autre environnement, une large demi-sphère de cordelette noire partant du plafond et s’arrêtant un peu au-dessus du sol. Sous cette demi-sphère est couché un homuncule également en cordelette noire. Cette deuxième œuvre monumentale, en tout point opposée à la première, signe comme un deuxième acte, un théâtre de l’absurde qui succéderait à l’exaltation du grand opéra.
Du 24 mai au 22 juillet 2023, Templon, 28 rue du Grenier Saint-Lazare, 75003 Paris