Celles et ceux qui ont eu la chance de croiser Hélène Leloup à Paris, au musée du quai Branly – Jacques Chirac, ou dans sa petite galerie aux murs vermillon du 9, quai Malaquais, se souviennent de sa silhouette élégante et menue comme du caractère pétillant de son regard. « Je l’ai connue dès 2016 lorsque je suis entré chez Sotheby’s. J’ai rarement rencontré une personne d’une telle érudition. Elle entretenait une réelle empathie avec les objets et pouvait les observer un à un pendant des heures », raconte ainsi Pierre Mollfulleda, le directeur du département Arts d’Afrique et d’Océanie de Sotheby’s France.
Point de hasard, donc, si cette femme au tempérament bien trempé et visionnaire à bien des égards – elle sera l’une des premières à faire dater ses objets au carbone 14 pour démontrer leur ancienneté – sut se faire une place dans un univers terriblement masculin : celui des marchands d’art africain et océanien d’après-guerre. Et pourtant, celle qui s’appelle encore Hélène Copin se destine, de prime abord, au journalisme, voire à la politique par admiration pour le général de Gaulle. Un premier voyage au Sénégal en 1952 va cependant sceller son destin. Elle y découvre alors avec éblouissement « le pays, les gens, le ciel bleu, la terre rouge – et l’art », comme elle le confiera au journaliste Emmanuel de Roux lors d’un entretien paru en 2004 dans Le Monde.
Quatre ans plus tard, c’est avec son premier mari, Henri Kamer – dont l’œil s’est formé dès l’âge de 17 ans au contact du célèbre marchand Jean Roudillon –, que la jeune femme renoue avec le continent africain. S’ensuivra une passion inextinguible pour cette terre qu’elle arpentera au cours de multiples pérégrinations au volant d’un vieux camion de l’armée américaine, mais avec pour seules « armes » un chapeau de paille pour se protéger du soleil et un appareil photo. « C’est à l’occasion de ce premier voyage en Afrique de l’Ouest que mes parents rapporteront leurs premiers objets. Ils se rendront l’année suivante au Mali et au Burkina Faso. Ils ont d’ailleurs conservé toutes les factures des œuvres qu’ils avaient acquises sur place, ce qui constitue une source de documentation particulièrement précieuse pour les chercheurs. Ma mère insistait beaucoup sur le fait qu’elle avait toujours acheté ses objets auprès des populations locales », se plaît à souligner Marie-Victoire Leloup, la fille cadette d’Hélène, en ces temps de suspicion envers le marché de l’art et les collectionneurs…
Il serait fallacieux, en effet, d’amoindrir le rôle de ces « découvreurs » de l’art africain que furent Charles Ratton, Pierre Vérité, ou Henri et Hélène Kamer. Loin d’être confiné dans sa galerie parisienne du 90, boulevard Raspail, le couple Kamer ne cessera d’entretenir des relations étroites avec les marchands africains « au regard terriblement affûté » – selon l’expression même d’Hélène Leloup –, parmi lesquels Mamadou Sylla, Diongassy Almamy, ou bien encore le Malien El Hadj Gouro Sow auprès duquel fut acquise la grande statue niongom, estimée désormais entre 150 000 et 250 000 euros…
L’année 1957 est marquée, quant à elle, par deux coups d’éclat : l’exposition, dans leur première galerie cannoise, de 450 sculptures africaines et océaniennes (dont certaines issues de la collection de Pablo Picasso), et l’acquisition de huit grandes figures de serpent baga de Guinée, totalement méconnues en Occident. D’une puissance expressive inouïe, ces œuvres sont désormais conservées dans les collections privées et publiques les plus prestigieuses.
UN PONT ENTRE ART AFRICAIN ET ART CONTEMPORAIN
Cependant, l’épopée des Kamer ne se cantonnera pas à l’Europe. Soucieux d’élargir sa clientèle, le couple traverse l’Atlantique pour s’immerger dans l’atmosphère électrique et underground du New York des années 1960. Une première galerie voit alors le jour sur Madison Avenue, à quelques encablures du Metropolitan Museum of Art et du Museum of Primitive Art, suivie, sept ans plus tard, d’une deuxième galerie au 245, Worth Avenue, à Palm Beach, en Floride. C’est aussi l’époque où Hélène se lie d’amitié avec le célèbre marchand Pierre Matisse et l’historien d’art Robert Goldwater – mari de Louise Bourgeois et pourvoyeur en art africain de Nelson Rockefeller –, conseille pour ses collections le cinéaste John Huston, et fait l’acquisition de toiles majeures de Jean-Michel Basquiat, Salvador Dalí et Francis Bacon, dont la superbe Head of Woman de 1960, estimée par Sotheby’s entre 6 et 8 millions d’euros.
LA PAPESSE DE L’ART DOGON
Mais s’il est un art qu’elle admirera entre tous pour son épure et son austérité, c’est bien celui du peuple dogon auquel elle consacrera une somme monumentale, parue en 1994 aux éditions Amez, ainsi qu’une magistrale exposition, en 2011, au musée du quai Branly. Avec son second mari, l’architecte Philippe Leloup, elle ira même jusqu’à créer une école avec ses propres fonds dans le village de Kori-Maoundé (Mali), souhaitant par ce geste « rendre à l’Afrique une partie de ce qu’elle lui avait donné ». Parmi les objets « fétiches » de sa collection, originale et personnelle à bien des égards, figure ainsi cette très ancienne statue djennenké (datée entre le XIIIe et le XVe siècle et estimée entre 250 000 et 300 000 euros), ou encore un saisissant et très rare masque dogon (publié dès 1962 et estimé entre 120 000 et 180 000 euros). « L’héritage d’Hélène Leloup est non seulement lié à quelques-unes des sculptures les plus remarquables de l’art africain, mais aussi aux efforts qu’elle a déployés tout au long de sa vie pour faire évoluer la perception de ces œuvres: en passant de l’ethnologie conventionnelle à la célébration d’une esthétique. Cette collection est imprégnée de la personnalité unique de Leloup et de sa vision du monde », résume ainsi Mario Tavella, le président de Sotheby’s France. Une chose est sûre : « Lorsqu’un objet rejoignait sa collection personnelle, et non son stock marchand, il n’en
ressortait jamais ! » ajoute avec une pointe d’humour Pierre Mollfulleda. Après ces 57 lots dispersés à Paris, estimés de 12 à 17 millions d’euros, un second volet est prévu ultérieurement, cette fois à New York.
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« Collection Hélène Leloup, le journal d’une pionnière, vol. I », 21 juin 2023, Sotheby’s, 76, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.