À l’occasion des 150 ans de la naissance de Piet Mondrian (1872-1944), la Fondation Beyeler (Riehen, près de Bâle) et le musée K20 – Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen (Düsseldorf) ont organisé conjointement l’exposition intitulée « Mondrian Evolution *1 ». Des premiers paysages aux dernières compositions abstraites de l’artiste néerlandais, la rétrospective a dessiné en quatre-vingt-dix tableaux l’itinéraire de cette figure centrale du mouvement De Stijl. En octobre 2022, lors de la conférence de presse de la deuxième étape de cette exposition itinérante, une remarque a retenu immédiatement l’attention et déclenché un déluge médiatique inattendu : New York City 1 (1941), l’ultime œuvre du parcours, serait depuis plus de soixante-dix ans accrochée à l’envers.
L’affirmation – qui se voulait tout juste « tangentielle » tempérait quelques jours plus tard la direction du musée allemand – est fondée sur plusieurs indices : compte tenu de l’orientation de l’œuvre parente New York City, réalisée à la même période et conservée à Paris, dans les collections du musée national d’Art moderne – Centre Pompidou, sur la foi d’une vue de l’atelier de Mondrian prise peu après sa mort et en l’absence de signature sur la toile – par ailleurs, inachevée –, il faudrait tourner le tableau de 180 degrés… Or, l’état de conservation des bandes adhésives qui en forment le quadrillage ne le permet pas. Le sens d’accrochage de New York City 1 demeure finalement inchangé. Tout ça pour ça.
QUAND L’ORIENTATION DÉSORIENTE
Dans l’océan d’articles publiés sur le sujet, seulement quelques-uns prennent la peine de relever une autre remarque (venue, il est vrai, un peu plus tard) émise par les commissaires de l’exposition, et aux conséquences potentiellement bien plus décisives : en l’état actuel des connaissances, il n’est pas possible de déterminer avec certitude l’orientation de l’œuvre; il serait même envisageable que l’artiste n’en ait pas donné de fixe et définitive.
Depuis les années 1870, le motif de l’œuvre accrochée à l’envers est un thème récurrent de plaisanterie. En France, face aux premières réalisations impressionnistes notamment, les caricatures se sont multipliées dans les journaux satiriques comme Le Rire ou Le Charivari. Il est vrai que l’histoire de l’art ne manque pas d’anecdotes en la matière. Pour ne citer qu’elles, des œuvres de Caspar David Friedrich, J. William Turner ou encore Henri Matisse n’y ont pas échappé. Cependant, ce qui pourrait passer au premier abord pour une énième bourde met parfois en lumière un geste volontaire, littéralement révolutionnaire et largement méconnu de certains praticiens de l’abstraction géométrique.
Ainsi la controverse autour des deux toiles Black on Maroon (1958 et 1959) de Mark Rothko, conservées à la Tate Modern, à Londres, révèle que l’orientation de l’œuvre dans l’espace est loin d’être évidente et sa possible fluctuation, loin d’être anecdotique. Cette variable de présentation (ou display dirait-on aujourd’hui) devient modalité à part entière de création. Mieux encore, à en croire Vassily Kandinsky, l’abstraction géométrique serait née de la perception d’une orientation accidentellement modifiée.
Rival de Mondrian dans la course à la première œuvre authentiquement abstraite, l’artiste russe fait le récit d’une puissante révélation : de retour dans son atelier un soir de 1908 à Munich, Kandinsky voit apparaître des formes et des couleurs merveilleuses « d’une extraordinaire et rayonnante beauté » sur un tableau qu’il ne reconnaît pas et dont il ne parvient pas à identifier le sujet. Puis il prend conscience qu’il s’agit bien là de l’une de ses toiles, incidemment posée de travers sur l’un de ses côtés.
Quels que soient la véracité ou le caractère mythologique de ce récit, la notion d’instabilité, ou plutôt de versatilité d’orientation, apparaît désormais comme partie intégrante de l’intention artistique. Le premier à pratiquer volontairement ce type de renversement vertigineux est probablement Kasimir Malevitch. À la suite de leur inclusion dans la fameuse « Dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 » organisée en 1915-1916 à Petrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg), les œuvres Réalité peinte d’un joueur de football – Masses colorées dans la 4e dimension et Composition suprématiste : avion en vol (toutes deux de 1915) pivotent sur elles-mêmes et sont présentées « à l’envers » à Moscou, puis à Varsovie; et comme dans un emballement de cette force rotative, la toile Sans titre (1916), conservée dans les collections du musée Guggenheim de New York, est accrochée entre 1915 et 1927 successivement dans trois orientations distinctes.
UN DISPOSITIF ARTISTIQUE INTENTIONNEL
La décision radicale de changer le sens d’accrochage – autrement dit les concepts d’envers et d’endroit n’existent plus – permet à Malevitch d’incarner concrètement son rejet des conventions de l’art et des contraintes de l’espace physique : « L’infini n’a ni plafond, ni sol, ni fondations, ni horizon. » Dès lors, la position de l’œuvre dans l’espace et le rapport qu’elle établit avec celui ou celle qui la regarde importent autant que le contenu de sa surface picturale. Ce principe de rotation de l’œuvre, et par extension sa capacité à faire dispositif, a sans doute joué un rôle crucial dans la constitution entre 1919 et 1927 du célèbre corpus de peintures, dessins et estampes d’El Lissitzky intitulé Proun (acronyme de PROjekty Utverzhdeniya Novogo, ou Projet pour l’affirmation du nouveau) ainsi que de l’environnement en trois dimensions Prounenraum (1923).
Le procédé iconoclaste inauguré par Malevitch se retrouve chez certains autres de ses héritiers, à commencer par Sophie Taeuber-Arp. L’artiste transdisciplinaire, également directrice éditoriale de Plastique, a d’ailleurs consacré in memoriam le premier numéro de sa revue, paru au printemps 1937, au pionnier russe. À leur tour les reliefs en bois peint circulaires de Taeuber-Arp semblent pouvoir pivoter à l’envi, par exemple le polychrome Sans titre de 1938 documenté publiquement du vivant de l’artiste dans plusieurs positions.
Puis, c’est probablement par l’entremise de Hans, dit Jean, Arp, fervent promoteur de l’œuvre de son épouse décédée prématurément, que François Morellet prend connaissance de ces précédents historiques du mouvement de basculement qu’il commentera quant à lui tout à fait explicitement. « L’enfant irrévérencieux du suprématisme et du constructivisme » applique en effet ce principe aussi spectaculaire qu’élémentaire d’accrochage mouvant à plusieurs de ses peintures des années 1950. Du jaune au violet (1956) se présente ainsi dans trois orientations différentes (les deux horizontales et une verticale). Parce qu’ils ne renvoient à rien d’autre qu’eux-mêmes, qu’ils n’offrent aucune autre signification que celle de leur structure interne, ces ordonnancements géométriques de Morellet se prêtent joyeusement aux désordres de cette mutabilité orthogonale.
À l’instar de Taeuber-Arp, ce qui motive le geste de Morellet réside sans doute moins dans la recherche d’une autonomie absolue de l’œuvre que dans un goût prononcé pour le jeu et la dérision. Ainsi voit-il dans « l’envahissement merveilleux de l’humour » la principale différence entre son attitude artistique et celle de ses prédécesseurs. « Fils monstrueux de Mondrian et de Picabia » friand de « frivolité » conceptuelle, Morellet n’hésite pas à invoquer un accessoire vestimentaire typiquement français pour qualifier son art du système : « Comme les bérets basques, il n’y a pas de sens. » Et d’ajouter : « L’humour n’agresse que le “bon sens” »… dans tous les sens du terme.
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*1 « Mondrian Evolution », 5 juin - 9 octobre 2022, Fondation Beyeler, Beyeler Museum, Baselstrasse 77, 4125 Riehen/Bâle, Suisse.
29 octobre 2022 - 12 février 2023, K20 – Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Grabbeplatz 5, 40213 Düsseldorf, Allemagne.