« J’ai peur d’avoir fait une gaffe en venant ici », s’exclame Claude Monet fraîchement débarqué à Monte-Carlo. Tout habitué de la côte d’Albâtre se risquant sur la Côte d’Azur ne peut qu’être effrayé au premier abord par un ciel si bleu, une mer si tranquille et un soleil si sûr de lui. « C’est cependant féerique et séduisant au possible ! », ajoute-t-il aussitôt. Craignant de céder à la facilité, Monet peut enfin y peindre à loisir un motif immobile et un effet immuable, aux antipodes des impressions fugaces qu’il cherchait à saisir aux quatre coins de sa Normandie natale. Poussé par son marchand Paul Durand-Ruel à faire du neuf, pressé de pallier les dépenses nécessaires à sa famille recomposée, et encouragé par Renoir à s’aventurer dans le grand Sud, il découvre Monaco en 1883, émerveillé : « Le bonheur ici, c’est de retrouver chaque jour son effet et de pouvoir poursuivre et lutter avec un effet ». Au point d’y retourner en solitaire l’année suivante pour trois semaines, qui deviendront trois mois.
Choisissant délibérément de faire cavalier seul parmi les impressionnistes, renonçant au compagnonnage, Monet désire choisir lui-même les paysages devant lesquels il posera son chevalet tel un « chasseur » (Guy de Maupassant). Au grand dam de son galeriste, il préfère peindre du Rocher des rochers plutôt que des casinos, et des vagues plutôt que des cafés huppés. Faisant fi du pittoresque, il se confronte à des couleurs, à des lumières, à une matière nouvelles dont il ne tirera pas moins de quarante-six toiles, rien que pour son séjour de 1884. L’absence d’exposition à son retour explique que ces œuvres fondamentales soient passées relativement inaperçues, et que certains tableaux, aussi incroyable cela puisse paraître pour un peintre aussi célèbre que Monet, n’aient encore jamais été présentés au public. L’exposition, placée sous le commissariat de Marianne Mathieu, révèle par exemple une splendide vue de Dolceacqua de la collection Larock-Granoff, exposée pour la toute première fois. La palette mêlant vert, bleu, mauve, la touche fougueuse, révèlent l’enthousiasme insensé que ces contrées ont suscité dans l’âme de l’artiste.
L’exposition raconte, à partir d’une fascinante impression franchement abstraite qu’il puise d’une vue de Monte Carlo depuis Roquebrune – pépite de la collection du prince Albert de Monaco –, la quête du motif qui le mène, par-delà la frontière, jusqu’à Bordighera, jeune villégiature encore épargnée par le tourisme de masse et l’urbanisation galopante. Le bourg médiéval est alors serti par un immense jardin de quatre-vingts hectares, luxuriants. Cet Éden est jalousement gardé par son propriétaire, un certain Moreno, industriel marseillais qui a fait fortune en commerçant de l’huile depuis son idyllique villégiature. Barricadé depuis que des visiteurs peu précautionneux ont marché sur ses plates-bandes et que d’autres moins bien intentionnés encore ont cru bon de repartir avec des essences rares sous le bras en manière de souvenir, Moreno finit par accueillir Monet après quinze jours d’âpres négociations. L’entente est finalement parfaite, le propriétaire ouvre les portes du jardin défendu et laisse Monet peindre à sa guise entre agaves, agapanthes, oliviers et palmiers, avant de l’emmener le soir jouer à Monte-Carlo.
Magnifiées par une scénographie lumineuse, ces peintures du jardin Moreno ont pu être confrontées aux photographies anciennes conservées par la Fondazione Pompeo Mariani, permettant d’identifier chaque point de vue choisi par le peintre, de suivre chacun de ses mouvements. Cette fondation, abritée dans la superbe villa d’un peintre italien de la Belle Époque, est ceinte d’un petit parc, dernier fragment intact du jardin Moreno où s’épanouissent encore deux arbres tortueux clairement reconnaissables comme ceux que Monet a portraiturés. D’abord irrésistiblement attiré par une végétation exotique mondialement réputée – Bordighera était depuis le Moyen-Âge fournisseur officiel en palmes pour le Vatican –, l’artiste voyageur finira par prendre cette jungle en grippe, désespérant de l’immobiliser. « Ces palmiers me font damner ; et puis les motifs sont extrêmement difficiles à prendre, à mettre dans la toile ; c’est tellement touffu partout : c’est délicieux à voir », dit-il. Mais pas à peindre ! De retour à Monaco, Monet persiste et signe : « à part la végétation exotique […], Monte-Carlo est certainement le plus bel endroit de la côte, les motifs y sont plus complets, plus tableaux ».
Le parcours chronologique de l’exposition fait la démonstration d’une redéfinition quasi complète du travail de Monet à partir de cette virée méridionale. Dans les mots qu’il choisit pour décrire le jardin Moreno, cette « pure féerie, [où] toutes les plantes du monde poussent en pleine terre et sans paraître soignées », le visiteur décèle immédiatement la source de Giverny, un paradis clos, aux plantes idéales qui sitôt fanées sont remplacées par des fleurs fraîchement écloses, un jardin qui lui permet de travailler sans relâche, sans distractions, sans contraintes. Sans avoir besoin d’être introduit auprès d’un propriétaire, ni de faire porter son lourd matériel, ni d’acquérir les meules qu’un fermier s’apprête à arracher de sa vue avant que la toile ne soit terminée. Son ultime séjour sur la Côte d’Azur en 1888 l’incite même à céder à la répétition qu’il redoutait tant ; à Antibes, il commence à faire de la série l’essence même de sa pratique, radicale : « Songez seulement : voici un petit carré de bleu, une tache oblongue de rose, un trait de jaune, et peignez les juste comme vous les voyez ». Son approche du paysage même en est bouleversée, et les nombreux prêts du musée Marmottan Monet (Paris) en témoignent. Si plus tard ces nymphéas, ces iris ont pu être inlassablement saisis dans l’instant, c’est aussi grâce aux choses vues sur la Riviera. N’a-t-il pas choisi de cultiver à Giverny les agapanthes admirées chez Moreno ?
De là à penser que Monaco a fait Monet, il n’y a qu’un pas que l’éclairage de l’exposition se risque à franchir, hélas, plongeant dans une relative pénombre la première partie de l’exposition. Ainsi, les sublimes toiles peintes au nord de la Seine, de Sainte-Adresse à Vétheuil, paraissent attendre sagement la révélation sudiste, et la douce lumière dont ils sont emprunts semble délibérément atténuée pour soutenir une vision téléologique de l’œuvre. Si des prêts si rares et si nombreux ne méritaient sans doute pas une telle hiérarchisation, ils justifient certainement une excursion sur les pas de Monet, du Grimaldi Forum à Bordighera !
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« Monet en pleine lumière », jusqu’au 3 septembre 2023, Grimaldi Forum, 98000 Monaco