Le marché de l’art semble en perte de vitesse. Il est donc légitime de s’interroger : est-il sur le point de s’effondrer comme en 2008, lorsque nous avons réalisé le documentaire The Great Contemporary Art Bubble [La grande bulle de l’art contemporain], qui retraçait le marché depuis son apogée au printemps 2008 jusqu’au krach à l’automne de la même année ?
Les mauvaises nouvelles se succèdent. Lisa Schiff, conseillère en art new-yorkaise expérimentée, a mis fin à ses activités, accusant une dette d’au moins 5 millions de dollars (4,45 millions d’euros). La réputée galerie Simon Lee, située dans le quartier de Mayfair, à Londres, a été placée en redressement judiciaire. Les ventes aux enchères d’art moderne et contemporain de Christie’s en juin 2023 se sont conclues sur une baisse de 66 % par rapport à l’année précédente. Les œuvres des stars du marché, tels que Jean-Michel Basquiat et Gerhard Richter, n’ayant pas trouvé preneur sont si nombreuses qu’elles constituent des preuves indirectes de la situation. Et – ce n’est pas une surprise – le marché des NFT s’est effondré.
« Quelques acteurs de tailles moyenne à petite sont confrontés à des problèmes de trésorerie, les ventes sont en baisse et la partie la plus effervescente du marché est moribonde. C’est tout ? », peut-on s’interroger. Le dernier rapport Art Basel/UBS sur le marché mondial de l’art indiquait qu’il commençait à se « refroidir ». Mais le refroidissement est très différent de l’effondrement. Les optimistes avancent des circonstances atténuantes, qui font écho à celles que nous avions entendues en 2008, pour expliquer la morosité du marché aujourd’hui. Tout d’abord, figurent des justifications liées au marché de l’art : le marché, ou tel ou tel secteur ou celui d’un artiste spécifique, doit subir une correction (Damien Hirst à l’époque, ou les NFT aujourd’hui) ; il y a un manque de consignations d’œuvres de premier ordre et les ventes privées sont toujours très actives. Deuxièmement, émergent des raisons liées au contexte économique : les UHNWI (ultra-high-net-worth individuals/billionaires, les personnes très fortunées/milliardaires) du monde entier sont si riches qu’elles sont immunisées contre les ralentissements de l’économie. Et si les taux d’intérêt augmentent, elles auront encore plus d’argent.
Ces contre-arguments contiennent une part de vérité. Le krach du marché de l’art de 2008-2009 a été provoqué par un choc économique, tout comme ceux des années 1930 et 1980. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux vents contraires de la reprise postpandémique et de la guerre de la Russie contre l’Ukraine, mais ils ne sont pas d’une ampleur comparable. Ce n’est pas parce que des œuvres de Basquiat, Willem de Kooning, Matthew Barney et Elizabeth Peyton n’atteignent pas leurs prix de réserves aux enchères ou restent invendues dans les foires que l’ensemble du marché de l’art s’effondre. Souvenons-nous que le marché s’est emballé pendant la crise des subprimes, jusqu’à une dernière explosion lors de la vente aux enchères « Beautiful Inside My Head Forever » de Damien Hirst en septembre 2008, le jour même de la faillite de Lehman Brothers. Les ventes aux enchères des trois grandes maisons de ventes en octobre et novembre de cette même année ont chuté de 50 % en termes de lots vendus et de totaux attendus, puis de 75 % en février 2009.
Aucune statistique de ce type ne fait encore la une des journaux. Néanmoins, nous sentons que le moment approche. Cette conviction repose sur une erreur commise dans le commentaire final de notre documentaire de 2008. Nous avions alors déclaré de manière plutôt audacieuse : « La bulle de l’art contemporain a été la dernière à éclater, mais lorsqu’elle l’a fait, c’était avec un grand boum… Le monde de l’art continue de penser que les choses reviendront bientôt à la normale, mais nous en doutons ».
L’argent facile
Cependant, le marché de l’art a repris, un an ou deux plus tard, plus grand et plus bouillonnant que jamais. Les raisons en sont l’argent facile de la politique de Quantitative Easing (QE) et les faibles taux d’intérêt, l’absence de réglementation, qui permet de dissimuler des richesses sous forme d’œuvres d’art dans des entités offshore, ainsi que les nouveaux marchés de l’art en pleine croissance dans le Golfe et la baisse relative de la valeur d’autres actifs – autant de facteurs qui ont plus que compensé les aspects négatifs de l’économie.
Aujourd’hui, les marchés émergents continuent de soutenir la demande, dans le Golfe, en Corée du Sud, en Inde et en Afrique, mais les autres facteurs ont été gravement affaiblis par l’évolution de la politique économique et l’amélioration de la réglementation. Le Quantitative Easing est progressivement abandonné dans les économies occidentales, tandis que le blanchiment d’argent par l’art a été rendu plus difficile par les réglementations de l’Union européenne et de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), l’élargissement du champ d’application de la loi américaine sur le secret bancaire et le nouvel activisme des agences américaines et du Congrès pour enquêter sur l’utilisation de l’art dans le cadre de la lutte contre les sanctions.
Ceci explique la lente déflation du marché au cours des deux dernières années. Les mauvaises nouvelles s’accumulent lentement, mais on peut penser qu’il y aura bien un point de basculement. Les booms se transforment en faillites lorsque les baisses de valeur entraînent une perte de confiance contagieuse. Mais nous pouvons nous tromper, nous avons déjà eu à moitié tort par le passé !