Détailler les signes spécifiques d’une époque tout comme saisir un univers de pensée ne relèvent pas, a priori, d’une entreprise aisée. Quelle autre institution mieux placée que le musée pour la Paix pourrait dès lors s’y consacrer ? Trois ans après une première exposition consacrée à la peinture abstraite en France entre 1945 et 1962, le Mémorial de Caen et la Fondation Gandur pour l’art (Genève) renouvellent leur collaboration au travers de la manifestation « Années Pop, Années Choc », consacrée cette fois-ci aux années 1960 et 1970 et à la figuration narrative. Ici sont réunies des œuvres d’artistes tels qu’Erró, Peter Klasen et Bernard Rancillac, mais aussi Jacques Monory, Hervé Télémaque et Peter Stämpfli, soit des peintres venus d’horizons esthétiques et géographiques différents mais qui, à cette époque, vivaient à Paris.
Mêlant étroitement l’art à la marche de l’histoire, l’exposition revient sur le contexte politique du retour à la figuration, éclairant ce renouveau pictural à l’aune des grandes transformations, tant sociales que sociétales, qui affectent le monde. Chapitrée en dix sections thématiques (idéologies et affrontements, impérialisme, juger les nazis, sociétés divisées, Mai 68 ou encore franquisme et émancipation de la femme), la manifestation instruit cet art militant, lequel prend racine dans ces années de guerre froide, de libération et de grands mouvements. Car pour la jeune génération d’artistes active pendant les Trente Glorieuses, l’engagement politique est de rigueur, l’art étant davantage soumis à des préoccupations idéologiques qu’à des réflexions purement esthétiques : ici, le tableau n’est plus un objet de contemplation mais bel et bien un médium de confrontation avec la réalité effervescente d’une société où tout a changé.
La force de cet accrochage est ainsi de relever toute l’épaisseur culturelle et historique dont est indissociable cette jeune génération d’artistes. Orchestrée par Yann Schubert et Stéphane Grimaldi, respectivement conservateur à la Fondation Gandur pour l’Art et ancien directeur du Mémorial de Caen, les deux commissaires ont déployé une attention particulière au contexte spécifique de cette époque riche en mouvements d’émancipation : solliciter les apports de l’histoire a permis de déceler les multiples champs de référence qui animent le regard et la pensée des artistes lorsqu’ils réalisent leurs peintures. Ces dernières sont en effet marquées par les décennies de l’après-guerre, et par la sensibilité qu’elles ont engendrée en Europe. « Ce qui m’intéressait, c’était d’avoir trouvé un mouvement qui raconte un moment de l’histoire de l’Europe. Cette construction d’un monde nouveau issu de la Seconde Guerre mondiale, c’est une maturation qui dure quinze ans… La peinture n’est pas seulement décorative, elle est aussi présente pour raconter l’histoire, l’histoire avec un grand H », détaille Jean Claude Gandur. Et sur les 350 œuvres qui composent cette part significative de sa collection, débutée il y a plus de dix-sept ans, soixante-neuf ont été choisies pour la manifestation.
Face à l’épuisement créatif de la Seconde École de Paris et de l’abstraction, la figuration narrative puise ses sujets dans une fertile actualité et nourrit une peinture au rendu mat et uniforme qui s’apparente à celui d’une surface imprimée. Empruntant à l’imagerie contemporaine – photo, film, publicité –, les artistes réalisent des œuvres qui détournent la signification première de leurs représentations, suggérant alors d’autres narrations, cette fois-ci davantage critiques et subversives. Réagissant à l’hégémonie du pop art, dont ils reprennent néanmoins les codes graphiques, ils n’hésitent pas à thématiser l’opposition entre deux systèmes politiques et idéologiques, portant un regard critique autant sur l’American way of life symbolisé par Coca-Cola que sur les promesses d’un système communiste incarné par le Petit Livre rouge de Mao.
Surtout, la figuration narrative raconte une histoire dont les grands thèmes entretiennent de fertiles résonances avec le monde contemporain qui est le nôtre. En va-t-il ainsi de l’émancipation des femmes, mais aussi de la critique de la guerre et plus largement des impérialismes. L’artiste espagnole Eulàlia Grau (née 1946) mobilise un imaginaire pop qu’elle mêle à la tradition politique du photomontage pour dénoncer les forces idéologiques et répressives alors à l’œuvre. Prenant l’aspect de tirages sérigraphiques, ses assemblages d’images ordonnent de saisissants contrastes, lesquels éclairent la subordination des femmes dans une société dont l’artiste débusque les stéréotypes et les clichés. Ces dernières ne semblent en effet exister qu’à travers leur rôle d’épouse et de mère, réduites ainsi à leurs seules tâches ménagères. Car toutes ces œuvres pointent une oppression qui ne saurait être un mode de vie.
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« Années Pop, Années Choc, 1960-1975 », jusqu’au 31 décembre 2023, Mémorial de Caen, Esplanade Général Eisenhower, 14000 Caen