Si le jeu vidéo est toujours en proie aux spéculations quant à savoir s’il s’agit ou non d’un art à part entière, les artistes plasticiens prennent moins de précautions et assument leur obsession pour cette forme. Non seulement ils s’y adonnent, mais ils l’explorent de surcroît et revisitent sa grammaire, dans un geste d’élargissement du territoire artistique et du jeu lui-même.
UNE AFFINITÉ ÉLECTIVE
C’est cet entrelacement entre le jeu et l’art qu’interroge Hans Ulrich Obrist dans l’exposition « Worldbuilding. Jeux vidéo et art à l’ère digitale » au Centre Pompidou-Metz. Le commissaire a invité quarante-trois artistes du monde entier dans un labyrinthe vertigineux où le visiteur contemple et joue à sa guise.
En constatant l’intérêt des artistes pour le jeu vidéo, HansUlrich Obrist a cherché à cartographier et scanner l’évolution depuis trente ans de l’affinité élective entre les deux pratiques. Le hobby qui réunit plus de trois milliards de gamers est devenu « le plus grand phénomène de masse de notre époque », rappelle le commissaire d’exposition, moins pour le déplorer ou s’en féliciter que pour en prendre la mesure. Si cette objectivation peut laisser à distance tous ceux qui se sentent dépassés par les codes de cet univers, le parcours permet de se remémorer tout ce qu’il a apporté à l’art depuis les années 1980. En témoignent les pionniers du Net Art à l’image du collectif JODI (formé au milieu des années 1990 par le duo d’artistes Joan Heemskerk et Dirk Paesmans), qui détournait le graphisme des logiciels, ou le geste clé des plasticiens Philippe Parreno et Pierre Huygue qui achetèrent en 1999 les droits d’un personnage de manga – prénommé Ann Lee –, lequel prendra vie dans de nombreuses œuvres.
Par-delà ce cadre archéologique, resituant l’impact du jeu vidéo dans l’évolution des formes artistiques des trente dernières années, l’exposition se concentre sur une nouvelle scène puisant dans le jeu la possibilité d’imaginer d’autres mondes et d’envisager des approches différentes de l’existence. La plupart des artistes présents à Metz participent ainsi à un immense « worldbuilding » : de Ian Cheng, concevant des simulations numériques qui évoluent seules, à Danielle Brathwaite-Shirley, présentant un jeu sur la défense des personnes noires transgenres; ou encore de Jakob Kudsk Steensen, expérimentant en réalité virtuelle la rencontre avec une espèce d’oiseaux disparue, à Caroline Poggi et Jonathan Vinel, proposant dans leur magistrale vidéo Bébé colère une réflexion habitée sur la crise existentielle d’un enfant qui ne sait pas comment grandir.
Cet élan vers la construction de nouveaux « mondes possibles » revient à inventer des écologies novatrices, à créer des modèles hybrides interespèces, ou encore à imaginer des sociétés libérées de toute violence, à rebours de cette idée commune que le jeu vidéo nourrit une fascination pour les combats… Par ses cheminements aventureux, l’exposition démontre combien les artistes inspirés par les pratiques virtuelles aspirent à faire naître des alternatives, aussi bien politiques que poétiques, à nos « formes de vie abîmées ».
-
« Worldbuilding. Jeux vidéo et art à l’ère digitale », 10 juin 2023 - 15 janvier 2024, Centre Pompidou-Metz, 1, parvis des Droits-de-l’Homme, 57020 Metz.