La 35e édition de la Biennale de São Paulo, intitulée « Coreografias do Impossível » (« Chorégraphies de l’impossible »), a ouvert le 6 septembre et se prolonge jusqu’au 10 décembre 2023. Principale biennale d’art en Amérique du Sud, elle a été fondée en 1951 par l’industriel brésilien Ciccillo Matarazzo, alors que le Brésil connaissait une brève période d’intense développement économique et culturel. Elle faisait suite à la fondation en 1947 du Museu de Arte de São Paulo Assis Chateaubriand (Masp), premier musée d’art moderne du pays. Chaque édition ultérieure de la biennale a été marquée par les transformations sociales et politiques complexes du Brésil. L’édition 2023 a ouvert ses portes alors que le secteur culturel brésilien connaît une renaissance après le retour du président Luiz Inácio Lula da Silva – et se remet des effets de la pandémie et de la politique de Jair Bolsonaro.
Cette édition 2023 prend la danse comme point de départ pour aborder la décolonisation, les préoccupations environnementales et la résistance aux pouvoirs politiques oppressifs. Il s’agit de la biennale la plus diversifiée à ce jour, avec un accent prédominant mis sur les artistes de ce que l’on appelle le « Sud global ». L’exposition réunit plus de 1 000 œuvres de 121 artistes, dont plus de 80 % ne sont pas blancs. L’équipe des commissaires comprend la conservatrice brésilienne Diane Lima, l’artiste et écrivain portugais Grada Kilomba, le conservateur et anthropologue brésilien Hélio Menezes et le conservateur espagnol Manuel Borja-Villel, ancien directeur du Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía à Madrid.
« Notre objectif était de créer une édition sans catégories ni structures limitatives, en allant au-delà des notions géographiques et géopolitiques, en nous libérant des étiquettes imposées aux personnes [et] en transcendant les catégories et les cadres rigides pour comprendre les origines de chacun, ont déclaré les commissaires à The Art Newspaper dans un texte commun. Nous avons adopté un système décentralisé, en faisant le choix délibéré de ne pas avoir de commissaire général, ce qui a permis de supprimer les hiérarchies et de favoriser l’égalité des contributions de la part de tous les membres. Nous avons également intégré cette fluidité dans notre processus de sélection des artistes, en recherchant une pluralité inégalée de participants ».
« La diversité [de la biennale et de l’équipe de commissaires] est apparue naturellement, non pas comme un effort délibéré, mais comme le reflet de la nature multiforme de notre paysage artistique contemporain, ajoutent les commissaires. Notre objectif va au-delà des nationalités de chacun, reconnaissant que le concept de nationalité lui-même peut être le produit de catégorisations coloniales et dépassées. »
L’exposition s’ouvre sur plusieurs commandes in situ, dont l’installation cinétique Mimenekenu É Lá Tempo (2023) de l’artiste franco-brésilienne Ana Pi et de Taata Kwa Nkisi Mutá Imé, un grand prêtre de la religion candomblé. Composée d’une série de poteaux oscillants, d’installations vidéo de nuages nébuleux et d’empreintes de pas en céramique, l’œuvre évoque la danse rituelle d’un orixá du candomblé ou d’une divinité associée aux courants d’air et du vent. À l’instar de cette œuvre, certaines des présentations les plus fortes de l’exposition, bien que potentiellement ésotériques pour le public étranger, abordent les liens entre l’Afrique et le Brésil sous l’angle du candomblé et d’autres religions de la diaspora africaine qui sont apparues au Brésil lorsque les Africains réduits en esclavage – pour la plupart d’origine yoruba, bantoue et gbe – ont commencé à syncrétiser leurs croyances avec celles des colons portugais de la région, majoritairement catholiques, au XVIe siècle.
Le candomblé est largement pratiqué au Brésil depuis le XIXe siècle, mais il n’a été officiellement légalisé qu’en 1976. Ses adeptes ont longtemps été confrontés à la persécution et à la violence. Une série de films 16 mm réalisés par la danseuse et anthropologue américaine Katherine Dunham, aujourd’hui décédée, comme Xangó (1947) et Lavadeira (Washerwoman) (1956), montre les cérémonies du candomblé pendant les décennies où cette pratique était interdite. On y voit des initiés de diverses origines raciales exécutant des danses rituelles. Ces œuvres, ainsi que plusieurs autres, témoignent des complexités interculturelles de la diaspora africaine dans le pays.
L’artiste brésilien Daniel Lie associe les éléments visuels d’un centre spirituel dédié au candomblé avec ceux que l’on trouve dans les espaces rituels bouddhistes, catholiques et umbanda dans Outres (2023), une installation composée de matériaux organiques tels que des spores de champignons qui germeront pendant la durée de l’exposition, ou des textiles tissés sur les piliers du pavillon de la Biennale. L’œuvre est une extension monumentale de l’installation de 2022 de l’artiste, Unnamed Entities, au New Museum à New York. Ailleurs dans l’exposition, des vidéos de l’artiste brésilien Luiz de Abreu, Black Fashion (2006) et Samba do Crioulo Doido (2004), critiquent le mythe de la démocratie raciale au Brésil, en montrant des performances de danse essentiellement nues destinées à symboliser les attentes stéréotypées et racistes à l’égard du répertoire artistique des Brésiliens noirs.
Plusieurs autres œuvres de la biennale explorent les évolutions des mondes spirituel et naturel du point de vue des indigènes, réfléchissant à la situation de l’Amazonie alors que le gouvernement de Lula déploie des efforts considérables pour lutter contre la déforestation, l’exploitation minière illégale et l’annexion des terres indigènes. Quelques jours avant l’ouverture de l’exposition, le gouvernement fédéral a annoncé qu’il avait détruit plus de 300 radeaux de chercheurs d’or dans le cadre de sa plus grande opération de ce type à ce jour dans l’État d’Amazonas, qui abrite des groupes indigènes tels que les Yanomami, décimés par les maladies et les déplacements depuis la découverte du métal précieux sur leurs terres dans les années 1940.
Le film Thuë pihi kuuwi (Uma Mulher Pensando) (Une femme qui réfléchit) (2023) d’Aida Harika Yanomami est un documentaire poétique sur la tribu Yanomami. Il donne à voir la préparation du tabac à priser hallucinogène yäkoana et d’autres traditions culturelles qui ont survécu depuis le premier contact des Yanomami avec les missionnaires religieux dans les années 1910. Une série de carnets de croquis de feu l’auteur indigène Gabriel dos Santos Gentil, chaman et activiste Tukano, se penche également sur la préservation des traditions ancestrales de l’Amazonie, y compris des dessins et des textes fascinants documentant la cosmologie Tukano.
D’autres œuvres explorent le thème par une approche plus abstraite. Ainsi d’une série de l’artiste brésilienne Sonia Gomes, qui entrelace des textiles trouvés ou donnés pour en faire des sculptures lyriques inspirées par le dynamisme de la danse brésilienne. Une autre pièce maîtresse de la Biennale est le Templo de Oxála (Temple d’Oxalá) (1977) de l’artiste brésilien Rubem Valentim – une installation composée de vingt sculptures blanches, dont la plupart sont exposées ensemble pour la première fois depuis la Biennale de São Paulo de 1977 – qui évoque les formes liturgiques afro-brésiliennes à travers des contours géométriques rythmiques.
Les organisateurs prévoient d’accueillir cette année plus d’un million de visiteurs, ce qui représenterait une augmentation de 25 % par rapport aux quelque 750 000 visiteurs de la précédente édition. Ils s’attendent également à ce que la biennale accueille un nombre record de visiteurs étrangers, le Brésil continuant à réaffirmer ses relations avec le reste du monde et sa présence sur le marché international de l’art. « Nous sentons que les choses avancent sur la scène artistique et culturelle, ce dont nous nous réjouissons, ont déclaré les commissaires de la biennale. Bien qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir, nous nous sentons portés par cette vague de changement. Nous espérons que cette biennale permettra de mieux faire connaître la richesse du patrimoine historique et culturel brésilien. »
La Biennale de São Paulo est la deuxième biennale la plus ancienne au monde après celle de Venise. Cette dernière aura l’an prochain comme directeur artistique Adriano Pedrosa, le premier commissaire latino-américain à être nommé à sa tête. Conservateur en chef du Masp, il a également fait partie de l’équipe des commissaires de la Biennale de São Paulo en 2006 et a été commissaire adjoint de l’édition 1998, « Núcleo Histórico : Antropofagia e Histórias de Canibalismo » (« Noyau historique : Anthropophagie et histoires de cannibalisme »), organisée par Paulo Herkenhoff. L’exposition a fait date dans l’histoire de l’art brésilien, en explorant le mouvement antropofagia des années 1920, dans lequel les artistes brésiliens cherchaient à développer une expression spécifiquement brésilienne, loin des influences venues d’Europe.
35e Biennale de São Paulo, jusqu’au 10 décembre 2023, Pavillon Ciccillo Matarazzo, São Paulo, Brésil