Dans le Var, c’est une prouesse qu’on réussit conjointement le musée de l’Annonciade et la Villa Théo. Réunir un tel ensemble consacré à Henri-Edmond Cross – ses peintures éclatantes de couleurs à Saint-Tropez, ses œuvres sur papier intimistes au Lavandou – n’avait rien d’évident. L’artiste néo-impressionnisme « a eu une petite production, il est mort jeune, et sa technique rendait ses œuvres lentes à réaliser », observe Raphaël Dupouy, attaché culturel du Lavandou et commissaire de l’exposition de la Villa Théo. Les deux accrochages ont bénéficié de prêts exceptionnels. À Saint-Tropez, figurent des œuvres du musée de Grenoble, du musée d’Orsay, du Museum Barberini à Postdam, du musée des beaux-arts de Nancy, du Petit Palais à Genève et de maintes collections privées ; et au Lavandou, des collections privées, dont celles de la famille de l’artiste, ou de celle de Signac. Plusieurs toiles, dont Nocturne de 1896, ont été nettoyées pour l’accrochage. Certaines œuvres figuraient dans la collection de Catherine Gide, la fille d’André Gide, qui faisait partie du petit cénacle artistique et littéraire gravitant autour du Lavandou dans les toutes premières décennies du XXe siècle. Une partie de la collection de Catherine Gide a d’ailleurs été dispersée aux enchères en Suisse ces dernières années. Différentes enseignes parisiennes, dont la Galerie de la Présidence, Hélène Bailly ou Berès, ont contribué par des prêts aux expositions, qui bénéficient d’un catalogue commun.
Au musée de l’Annonciade, dans le cadre Art déco tardif de l’ancienne chapelle signé Süe, les couleurs éclatent jusque dans la scénographie. Henri-Edmond Cross y est chez lui, parmi ses pairs de la même époque et ses frères d’art de la collection permanente. Pour la commissaire générale Séverine Berger, directrice du musée, les vingt dernières années de sa production présentées sur les cimaises marquent un aboutissement, celui du pointillisme. Quand Cross « aborde cette technique en 1891, il réunit déjà toutes les qualités requises, assimile toutes les leçons, erreurs, évolutions des modèles que sont Georges Seurat, Paul Signac, Maximilien Luce et Théo Van Rysselberghe », souligne-t-elle. L’artiste adopte alors la division des tons. Cette impulsion coïncide avec son installation dans la région la même année, qui « s’inscrit dans son désir de quitter totalement le monde urbain ». Un lieu où il passera désormais le plus clair de son temps. Il crée des œuvres inspirées par ce nouveau cadre de vie, qu’il présente l’année suivante au Salon des Indépendants à Paris.
Avec ces premières toiles, comme Plage de la Vignasse (prêt du musée d’art moderne André Malraux du Havre), s’élabore un langage restituant « l’impression ressentie faite d’étincelles, de pétillements, de scintillements, de miroitements et de chatoiements à profusion », résume Séverine Berger. L’ardeur du soleil fait étonnamment parfois presque pâlir les couleurs du Midi.
Toutefois, la co-commissaire Marina Ferretti, directrice scientifique émérite du musée des impressionnistes de Giverny, note l’évolution vers une touche plus large et plus puissante, la montée en gamme d’une palette « aux accents sonores ». « Si son art y perd en subtilité, il y gagne certainement en puissance », observe-t-elle. Vue de très près, sa touche fragmentée, ses pastilles de couleur semblent étonnamment donner leur mouvement aux branches des pins majestueux.
Quand il ne dépeint pas les rivages enchanteurs et, à cette époque, encore sauvages, dont le fameux Cap Nègre, qui tire son nom de sa forêt sombre, Cross célèbre une vision panthéiste de la nature, guidé par ses lectures de Gide ou de Nietzsche. Il y glorifie le nu féminin en plein air, dans une vision plus sensuelle que chez Seurat, vision édénique ou virgilienne au pic de l’ère industrielle… Certains nus sont cependant plus heureux que d’autres, qui semblent artificiellement plaqués dans le paysage…
À quelques encablures, au Lavandou, Cross s’était lié avec le peintre Theo Van Rysselberghe et son épouse. C’est là que la municipalité a pu racheter l’ancien atelier de « Théo », le réaménager et en faire un centre d’art ouvert au public en 2017. Un cadre idéal et intimiste pour les travaux sur papier de Cross. Dans le hall, des photos retracent les amitiés de l’artiste avec ses visiteurs, dont le critique et poète Émile Verhaeren. Heureuse idée de scénographie : dans la première salle, les carnets de travail de l’artiste, avec ses notes et ses croquis, sont reproduits au mur, agrandis ; et dans la grande salle, même procédé mais cette fois avec des photos d’époque montrant l’atelier du peintre au Lavandou, au milieu des champs et d’un paysage encore bucolique…
Près de 70 pièces y sont réunies. Une partie rassemble des études pour des tableaux que l’on retrouve ensuite à l’Annonciade. Il est donc vivement conseillé d’aller d’abord au Lavandou avant de se rendre à Saint-Tropez ! On y découvre aussi des nus plutôt académiques, ou un pastel représentant sa femme. Mais aussi de magnifiques études d’arbres, dont Le pin de Saint-Clair, le quartier où se trouvait sa villa, que la ville du Lavandou a pu acquérir. Il y a dans cet ensemble des pépites, tel un Paysage avec étoiles de 1905-1908 provenant d’une collection particulière. Ou Arbres au bord de la mer, lavis issu du fonds de la Galerie de la Présidence, un bijou. Deux expositions décidément complémentaires.
« Henri-Edmond Cross, dans la lumière du Var », jusqu’au 14 novembre 2023, Musée de l’Annonciade, 2, place Grammont, 83990 Saint-Tropez, www.sainttropez.fr
« Œuvres sur papier », jusqu’au 30 septembre 2023, Villa Théo, 265 av. Van Rysselberghe, Saint-Clair, 83980 Le Lavandou, www.villa-theo.fr;