Pour rendre visite à la designer et architecte d’intérieur India Mahdavi, il faut franchir la porte d’un musée. Ses bureaux sont en effet situés au 4e étage d’un immeuble du 7e arrondissement de Paris où a été établi, en 1894, le Musée social, une fondation privée destinée à l’origine à conserver les documents du pavillon d’Économie sociale de l’Exposition universelle de 1889. Mais c’est un autre musée qui nous amène au no 5 de la rue Las-Cases. La National Gallery of Victoria, à Melbourne, accueille jusqu’au 8 octobre 2023 une exposition de peintures de Pierre Bonnard (1867-1947), prêtées par le musée d’Orsay, à Paris, et scénographiées par India Mahdavi.
UN DESIGN COLORÉ
Entre le peintre à la palette iridescente et la « virtuose de la couleur », comme l’a désigné The New Yorker, la rencontre semblait une évidence. À Melbourne, Bonnard et Mahdavi dialoguent littéralement d’égal à égal sur les cimaises. Les couleurs et les motifs présents sur les toiles sortent du cadre et prolifèrent sur les murs. « Pour la première partie, consacrée aux Nabis, j’ai mis en volume des formes d’objets qui inspiraient ces artistes de manière à créer un paysage dans lequel déambule le visiteur, explique la scénographe. Pour la deuxième, qui présente de nombreux documents et films, j’ai préféré éteindre les couleurs et recouvrir les murs de toile de jute pour que l’on puisse se concentrer sur l’ouïe. Enfin, la dernière séquence correspond au déménagement de Pierre Bonnard avec son épouse Marthe au Cannet, sur la Côte d’Azur. À partir de ses souvenirs, l’artiste peint alors son monde à lui, créant souvent une distorsion avec la réalité. J’ai pensé les espaces comme l’abstraction d’une maison. Je souhaitais donner l’impression que Bonnard nous invitait chez lui. Pour parvenir à cette intimité, j’ai notamment parsemé les salles de mon mobilier et de tapis afin d’apporter une dimension domestique à toute l’exposition.»
Jaune, bleu, rouge, rose… vive ou pastel, la couleur est la marque de fabrique de la designer polyglotte et polychrome de 61 ans. Ses pigments impriment la rétine. Le choix des matières (velours, cuir, laiton, chrome, rotin…) complète l’éveil des sens. De Miami à Tokyo en passant par Los Angeles, la diplômée des Beaux-Arts de Paris met depuis vingt ans son savoir-faire au service de lieux branchés, de cafés cossus, d’hôtels de luxe, de clients privés prestigieux, mais aussi de la grande distribution (Monoprix, H&M Home). Elle a également travaillé avec le plasticien Xavier Veilhan pour la brasserie Germain du groupe Costes, à Paris, ou avec le duo M/M (Paris). Elle a pensé l’aménagement du restaurant The Gallery at Sketch, à Londres, en réponse aux œuvres des Britanniques David Shrigley, en 2014, puis Yinka Shonibare, en 2022. Son style nomade chic est toujours reconnaissable et hautement « instagrammable ».
Ce rapport à la couleur pop remonte à l’enfance. India Mahdavi est née en avril 1962, à Téhéran, d’une mère égyptienne et d’un père iranien. Ce dernier, économiste de formation, travaille au ministère du Plan. En profond désaccord avec la politique du chah, il quitte l’Iran avec sa famille au milieu des années 1960 grâce à une bourse d’études de l’université Harvard, à Cambridge (Massachusetts). India Mahdavi a 1 an et demi quand elle franchit l’Atlantique. « Ce genre de déracinement exacerbe la sensibilité d’un enfant. J’ai perçu d’une façon très forte cette Amérique en Technicolor : les cartoons avec Bugs Bunny à la télévision, ma lunchbox, les milkshakes, les voitures… C’était comme un immense bonbon. La couleur est associée à un sentiment de bonheur et de joie. J’ai tiré un trait sur ce monde quand ma famille a déménagé en Allemagne, à Heidelberg. J’avais 6 ans. La lumière de l’Europe, le ciel bas, les bâtiments gris. Un sacré contraste! Un véritable passage au noir et blanc. Les couleurs représentent donc une sorte paradis perdu. » L’épisode allemand dure un an. Départ pour la France, arrivée à Nice. Le père d’India Mahdavi entend parler à Vence d’une école basée sur les principes pédagogiques alternatifs élaborés par Célestin Freinet. L’établissement favorise l’autonomie de l’enfant, la coopération, la pratique de l’oral et l’expression libre. « Cette école m’a incroyablement marquée. J’avais changé trois fois de pays en quelques années. Ce que je ne pouvais pas exprimer à travers la langue, j’ai pu le faire autrement, par l’intermédiaire du dessin, de la poterie, du théâtre. »
UNE APPROCHE SENSITIVE
Aujourd’hui, si India Mahdavi continue de tracer des croquis pour coucher sur papier ses idées, une grande partie de sa réflexion passe par la photographie. À l’aide de son smartphone, elle capture ce qu’elle appelle des « fragments ». Elle collecte des motifs, des impressions puisées un peu partout, pour en faire une sorte de moodboard. Régulièrement, elle imprime ses clichés et les compile dans un classeur. Elle ouvre sur la table un épais volume à la couverture noire. À l’intérieur, les photos du dernier semestre 2022. Sur chaque page sont alignées douze images au format vignette. Des intercalaires de couleur rappellent le contexte des prises de vue : rouge pour les projets et les visites de chantier, bleu pour les voyages, vert pour Paris et Arles, ses lieux de résidence. Cette photothèque est une mémoire et un instrument de création. « Je travaille sur la retranscription d’expériences. Je ne pars pas d’une idée de décoration, mais d’une émotion, d’un sentiment. Je conçois des espaces de vie où les gens qui passent vont se forger des souvenirs. »
Le dernier exemple en date de cette approche sensitive est le nouvel aménagement qu’elle a imaginé à la Villa Médicis, à Rome, pour les appartements du cardinal Ferdinand de Médicis et deux chambres historiques attenantes. « Comment ne pas être intimidé par un tel lieu ? Après le “passage” des artistes de la Renaissance, les directions assurées par le peintre Balthus et le scénographe Richard Peduzzi… je n’allais pas ajouter de la beauté à la beauté. Je me suis donc demandé ce que je pouvais apporter comme expérience humaine. Je suis partie du corps. J’ai transformé un vestibule vide en salon de musique en y installant le piano de Claude Debussy qui était dans une chambre. J’ai choisi un canapé dans la collection du Mobilier national que j’ai recouvert de satin de coton d’un vert lumineux; l’idée était de réenchanter la Villa. Dans les chambres, rebaptisées Galilée et Debussy, j’ai surélevé les lits – dans la tradition des lits Renaissance placés sur des plateformes– pour faire profiter au réveil de la vue extraordinaire sur Rome; et dans le but de “créer une conversation” avec l’histoire. » En revisitant ces pièces « avec humilité, mais sans timidité », elle a donné naissance à un décor de cinéma digne d’un film de Luchino Visconti.
Changement d’époque. Dans ses cartons, India Mahdavi a un projet pour un nouveau centre d’art à Trondheim, en Norvège : le Posten Moderne aménagé dans un ancien bureau de poste doit ouvrir fin 2024. À Arles, elle travaille sur un concept de résidences d’artistes, en liaison avec la Fondation Luma, qui devrait se concrétiser en 2025. L’architecte d’intérieur ne met pas seulement des lieux en lumière, elle braque aussi les projecteurs sur des talents. Au no 29 de la rue de Bellechasse, à Paris, à deux pas de son atelier, de son showroom et de sa boutique, elle a ouvert un espace aux allures de galerie pour accueillir d’autres créateurs et leurs univers. En octobre 2023, à l’occasion de la Foire d’art moderne et contemporain Paris+ par Art Basel, elle en confiera les clés au cabinet de design mexicain AGO Projects. Un programme haut en couleur.
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« Pierre Bonnard : Designed by India Mahdavi », 9 juin-8 octobre 2023, The National Gallery of Victoria, 180 St Kilda Road, 3006 Melbourne, Australie.