L’affaire remonte au 26 mars 2022. Ce jour-là, un masque africain proposé dans une vente aux enchères de l’Hôtel des ventes de Montpellier défraie la chronique quand il s’envole à 5,25 millions d’euros avec les frais. Il avait été estimé entre 300 000 et 400 000 euros par l’expert parisien Bernard Dulon. Dix enchérisseurs se battent pour l’obtenir. La pièce est, il faut dire, exceptionnelle : il s’agit d’un rare exemplaire de masque Ngil Fang du Gabon, employé par cette société secrète pour rendre des jugements. Seule une dizaine est référencée dans le monde, et leur esthétique a influencé Modigliani et Picasso. Le résultat est proche du niveau de prix obtenu par un autre spécimen en 2006 lors de la dispersion de la mythique collection Vérité à Drouot, exemplaire qui avait obtenu un record à 5,7 millions d’euros.
Cette vente spectaculaire de 2022 revient aujourd’hui sur le devant de la scène. En effet, les propriétaires initiaux du masque, des retraités qui vidaient à l’époque leur résidence secondaire du Gard, s’estiment lésés. En 2021, sans se douter le moins du monde de sa valeur, ils avaient cédé la pièce à un brocanteur pour… 150 euros ! Ledit brocanteur, qui, sans le savoir, avait ainsi fait la trouvaille de sa vie, s’était ensuite tourné vers l’Hôtel des ventes de Montpellier. Son commissaire-priseur avait alors fait appel à Bernard Dulon pour estimer le masque. Le brocanteur a ainsi réalisé une jolie culbute – c’est le principe même du métier, y compris dans le domaine des arts premiers, mais les plus-values atteignent rarement ce niveau !
Fort marri, le couple a porté l’affaire devant la justice. Ils demandent aujourd’hui l’annulation de la vente pour vice de consentement. « Mes clients n’auraient jamais cédé ce masque à ce prix s’ils avaient su qu’il s’agissait d’une pièce rarissime », a déclaré à l’AFP l’avocat des retraités, Frédéric Mansat Jaffré. Ce dernier peut-il vraiment s’appuyer sur la « jurisprudence Poussin » ? En 1978, la justice avait cassé la vente d’un tableau du maître français pour « erreur sur la substance » : les vendeurs croyaient de façon erronée qu’il ne s’agissait pas d’une œuvre authentique de l’artiste. Avant que l’expertise ultérieure ne confirme son attribution. Pour Yves-Bernard Debie, avocat du propriétaire actuel du masque Ngil Fang et par ailleurs président du Parcours des Mondes, ce principe de nullité n’est pas retenu systématiquement. Et d’évoquer la « jurisprudence Fragonard » de 1987 associée au célébrissime Verrou, aujourd’hui au musée du Louvre. « L’œuvre avait été vendue comme attribuée à l’artiste. Cette jurisprudence a marqué une étape en inscrivant la notion d’aléa dans le champ contractuel d'une transaction », confie-t-il. Selon lui, le cas actuel du masque Fang ne relèverait pas de l’erreur sur la substance – la pièce, datée du XIXe siècle au carbone 14, est authentiquement ancienne, collectée par un gouverneur colonial vers 1917 –, mais d’une erreur sur la valeur. « La question n’est pas de savoir si la pièce est vraie ou fausse », souligne-t-il. Par ailleurs, si le brocanteur avait eu une idée de sa valeur et de son importance, ne se serait-il pas tourné directement vers Sotheby’s ou Christie’s à Paris ?
Plus largement, définir la valeur des pièces d’art africain jamais signées, souvent attribuées par les maisons de ventes pour mieux les valoriser à un « maître de », tout comme d’ailleurs certains sculpteurs du Moyen-Âge, est-il comparable à fixer le prix d’une œuvre de Poussin ou de Fragonard ? On peut s’interroger…
Si le tribunal retient la nullité de la vente, en théorie, le brocanteur pourrait alors devoir rendre le masque, et se voir rembourser les 150 euros correspondant à son achat originel. Problème : il ne détient plus la pièce, aujourd’hui entre les mains d’un fortuné adjudicataire. Ce dernier, qui n’est pas mis en cause, se serait bien passé de toute cette publicité autour de son trophée…
Faute de pouvoir rendre l’objet, reste la compensation financière. Le 28 juin, la Cour d’appel de Nîmes a autorisé le blocage de 3,1 millions d’euros sur les comptes du brocanteur, soit le produit de la revente après les frais et impôts. Le brocanteur avait d’abord proposé au couple de leur rembourser la somme de 300 000 euros correspondant à l’estimation basse de départ. Désormais, un partage plus équitable serait envisagé. L’affaire sera plaidée le 31 octobre 2023 devant le tribunal judiciaire d’Alès, dans le Gard.