« La rampe est l’“objet” le plus magique de la librairie Lardanchet. Spontanément, j’aurais du mal à trouver une autre réponse tant cette rampe a modelé mon goût et ma vie, déclare Thierry Meaudre. Cette création de [Charles] Piguet donne toute son ampleur au lieu, et nous avons grandi avec elle, mon frère et moi. Lorsque nous étions enfants, elle nous menait du rez-de-chaussée, où ma mère défendait les beaux-arts, au premier étage, où mon père veillait sur les livres anciens. Aujourd’hui, elle fait le lien entre mon frère Bertrand et moi qui avons repris le flambeau [Bertrand Meaudre dirige l’espace des livres anciens et Thierry Meaudre, celui des beaux-arts]. Au fond, elle symbolise aussi l’histoire de la librairie Lardanchet et de la famille Meaudre… » Si les frères Lardanchet, libraires à Lyon, firent appel à la maison Dominique à la fin des années 1940 pour réaliser le décor de leur antenne parisienne, ils prirent soin de poursuivre leur collaboration avec le ferronnier d’art lyonnais Charles Piguet (1887-1942), lequel avait déjà signé les ferronneries de la demeure familiale. Dans le même temps, le père de Thierry Meaudre, Pierre Meaudre, entrait comme apprenti chez Lardanchet. Il reprendra finalement l’adresse parisienne du 100, rue du Faubourg-Saint-Honoré en 1975, où il sera rejoint par son épouse Dominique qui y développera la section beaux-arts.
LE GOÛT DU BEAU
Thierry Meaudre évoque la passion de ses parents pour le livre avec une pudeur certaine, mais il est intarissable sur la maison de décoration Dominique – fondée en 1922 et active jusqu’en 1970 – dont il cite de tête des passages de la monographie de Félix Marcilhac (Dominique, décorateur-ensemblier du XXe siècle : André Domin & Marcel Genevrière, Les Éditions de l’Amateur, 2008), dans laquelle la librairie Lardanchet est abondamment illustrée. La rampe d’escalier de la librairie apparaît également en bonne place dans l’ouvrage de Karin Blanc consacré à la Ferronnerie en Europe au XXe siècle (Éditions Monelle Hayot, 2015). En un clin d’œil, Thierry Meaudre l’attrape sur l’étagère et retrouve sans peine un portrait de Charles Piguet de 1925 qui l’émeut beaucoup : « Râblé, la volonté au front, un bon sourire de travailleur content de mettre ses muscles d’athlète au service du beau, c’est Piguet. Peu d’hommes sont aussi représentatifs de leur profession. La sienne exige l’égalité de valeur entre le physique et l’intelligence. » Le libraire confie en souriant : « Dès que je peux partager la beauté du travail de Piguet, j’en suis satisfait. C’est une esthétique qui me convient et m’apporte un immense plaisir. Je suis extrêmement reconnaissant envers mes parents de nous avoir permis de nous réaliser dans un cadre exceptionnel et je me réjouis également de le faire vivre, puisqu’il y a une concordance entre ce décor et les livres que je défends sur la période et les arts décoratifs. »
Affable et empathique, Thierry Meaudre est aussi discret qu’un joaillier de la place Vendôme, ce qui incite sans doute ses clients à se laisser aller aux confidences. En franchissant le pas de la porte de la librairie, une impression de sérénité surprend le futur lecteur, alors que dehors, place Beauvau, une kyrielle de policiers s’agitent devant les sièges voisins du ministère de l’Intérieur et de la présidence de la République. La gestuelle du libraire participe de cette ambiance paisible : lorsqu’il « ouvre » le papier cristal qui enveloppe chaque livre, comme s’il était une fleur rare ou un objet précieux, Thierry Meaudre aiguise l’appétit de ses clients. En « caressant » la fameuse rampe de Piguet, au moment de se lancer dans un éloge de tel ou tel catalogue raisonné qu’il a invité à découvrir dans le fond de la librairie – la « sacristie » où le libraire conserve religieusement les ouvrages les plus imposants –, il entraîne son hôte dans un véritable cérémonial autour du livre.
LE GOÛT DE L’ÉCHANGE
La notion de partage est partie prenante de la librairie où Thierry Meaudre n’aime rien tant que converser à l’infini avec ses lecteurs au sujet des meubles de l’ébéniste Pierre Hache, de la laque dite « de Coromandel » ou des verreries Muller Frères. « Mon rôle est de donner une réponse précise sur la peinture, la sculpture, le mobilier, les bijoux à des clients qui entrent ici, poussés par la soif d’apprendre. Tous ne sont pas collectionneurs, mais tous sont très pointus; ils m’ont beaucoup apporté en cherchant à comprendre leurs objets. Avoir une bibliothèque au centre de son existence participe d’un art de vivre. En venant ici, ils découvrent aussi avec bonheur la nouveauté que je leur présente. Ils me connaissent et je les connais, je sais donc leur proposer le dernier livre qui les réjouira… » Justement, Thierry Meaudre est également le confident des éditeurs auxquels il ne manque pas de rendre hommage. Pour mesurer le succès d’une publication de niche, les éditions d’art Norma, Gourcuff Gradenigo ou Monelle Hayot guettent l’enthousiasme du libraire qui lui accordera, ou non, un emplacement de choix dans sa vitrine. Les bons mots que Thierry Meaudre exprimera auprès des jurys des prix sont essentiels à la vie de l’ouvrage. Ceci bien sûr, le libraire s’en défend et préfère vanter la nouvelle génération qu’il dit être tout à fait à même de prendre le relais. Il ne tarit pas de compliments sur sa collaboratrice Maxime Lucas qui a su, avec intelligence, faire sa place au sein de la maison Lardanchet : « Entrée chez moi à l’occasion d’un stage, alors qu’elle se destinait à l’édition, elle s’est prise au jeu de la librairie. Elle a été séduite par cet univers des arts décoratifs dont elle ne mesurait pas l’ampleur. Ses initiatives pour la promotion des livres, notamment par le biais de vidéos qu’elle m’encourage à poster sur les réseaux sociaux, sont un vrai atout suscitant une plus grande attractivité… Et puis elle est arrivée à point nommé, car nous avons une clientèle de plus en plus jeune qui étonne fort par la variété de ses goûts. À l’occasion des signatures que j’accompagne chez Christie’s, Sotheby’s, Artcurial ou chez moi, je suis sans cesse surpris par ces nouveaux profils qui peuvent par exemple aimer la peinture du XVIIe siècle et celle de Pierre Soulages sans pour autant être intéressés par la période impressionniste, ou plus généralement la peinture du XIXe siècle, ou encore par le mobilier des années 1930. » Thierry Meaudre n’a pas fini de s’amuser de la réaction des impétrants auxquels il propose d’accéder par la rampe de Piguet au bureau de son père qui est demeuré « dans son jus » depuis 1949…
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Librairie Larchandet, 100, rue du Faubourg-Saint-Honoré, 75008 Paris.