En vingt ans, Frieze London s’est installée dans le paysage, cultivant sa différence. En réalité, Frieze offre, depuis 2012, un double visage. D’un côté, Frieze London, axé sur l’art très contemporain, aussi excentrique que son public bigarré, un rien bling-bling et parfois kitsch. De l’autre, le plus sage Frieze Masters, à quinze minutes à pied à travers Regent’s Park, ses accrochages élégants, ses artistes confirmés, voire entrés dans l’histoire, mixés avec de l’archéologie, des tableaux anciens (dont un tableau attribué à Rembrandt et Gerrit Dou chez David Koetser) ou même, cette année, un squelette de dinosaure à 20 millions de dollars. Une première spectaculaire !
Frieze propose ainsi une formule unique, deux foires presque sur le même plateau, séparées par un parcours de sculptures en plein air, l’une concentrée sur le premier marché, l’autre sur le second, plus rassurant. Idéal quand le monde traverse des périodes de turbulences et de conflits comme actuellement ! La plupart des galeristes redoutaient cette édition 2023, dans un contexte anxiogène… La foule considérable du vernissage mais aussi les premières transactions engrangées les ont rassurés, même si certains notaient des achats plus lents.
Sur la foire Frieze London, la scénographie all over de Claire Gilman, conservatrice en chef du Drawing Center À New York, a fait mouche. Entourés de plus de 2 300 croquis d’Eddie Martinez, les 22 dessins à vendre entre 12 000 et 40 000 dollars sont partis comme des petits pains chez Timothy Taylor, avec une peinture cédée à une institution américaine à l’ouverture et des dessins qui ont rejoint des collections notamment asiatiques. Ces derniers étaient d’ailleurs très présents cette année au vernissage… Très bon démarrage aussi pour Hauser & Wirth, qui se distingue par un focus minimal noir et blanc de Barbara Chase-Riboud – ses papiers immaculés ornés de nœuds de soie (comptez 120 000 dollars) et ses sombres sculptures culminant à 1,8 million de dollars.
Plusieurs artistes à l’affiche des institutions londoniennes sont naturellement en vedette sur les stands. Hôte de la Royal Academy, Marina Abramovic est présente entre autres chez Krinzinger, avec des pièces allant de 20 000 à 150 000 euros, sur sa célèbre série des Energy Hats des années 2000. Alors que la Tate Modern organise enfin l’exposition de Philip Guston, Hauser and Wirth, cette fois à Frieze Masters, propose notamment une de ses peintures, de 1977. Enfin, El Anatsui, dont des œuvres monumentales ornent la Turbine Hall de l’institution, a suscité beaucoup d’intérêt sur le stand de la galerie Jack Shainman (prix entre 800 000 dollars et 2,2 millions de dollars). Pour la première fois, la galerie a migré de Frieze London à Frieze Masters. « Ici, on voit passer moins de célébrités, c’est un peu plus sérieux », note avec ironie l’enseigne. El Anatsui est également montré par la Goodman Gallery. Autre stand notable : celui d’Ai Weiwei présenté par la Galleria Continua (entre 80 000 et 300 000 euros, incluant ses travaux réalisés aux États-Unis). « Avec deux guerres en cours, nos attentes n’étaient pas bonnes, mais finalement le premier jour s’est bien déroulé, avec quelques ventes », confie la galerie.
Malgré le Brexit et ses complications douanières, les enseignes françaises restent friandes de Londres, de ses grosses fortunes à foison et de son melting-pot riche en Indiens et en Moyen-Orientaux. « Nous avons plutôt bien vendu, explique ainsi Alex Mor, de la galerie mor charpentier. Frieze London n’est pas une foire où tout part en un jour, mais sur la durée. Nous avons vu beaucoup de gens d’Inde, d’Australie, du Bangladesh, du Liban ; il y a ici une diaspora énorme liée au Commonwealth alors que Paris est plus européen et américain ».
Sur Frieze Masters, le nouveau focus sur les femmes artistes concocté par l’association AWARE permet par exemple à la galerie Perrotin de montrer le travail d’Anna-Eva Bergman ou à Ciaccia Levi conjointement avec Martini & Ronchetti les photos de travestis de Lisetta Carmi… Pour Olivier Chenel (galerie Chenel), « la logistique est maintenant plus complexe, en particulier pour l’archéologie où pour sortir les pièces de France il faut systématiquement demander un certificat d’exportation ». Mais les nombreux contacts noués et les premières ventes engrangées restent encourageantes.
« Frieze et Paris+ sont toutes deux des foires très fortes, avec sans doute un public plus jeune à Londres – plus glamour – qu’à Paris, où le connoisseurship est plus élevé », observe le collectionneur Alain Servais. Deux foires et deux villes complémentaires…