La première table ronde du cycle de conférences intitulé « Le futur a-t-il de l’avenir ? » au Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), en partenariat avec la SAMAH [Société des Amis du Musée d’art et d’histoire] et The Art Newspaper Édition française s’est déroulée le 10 octobre 2023. Ce débat a été modéré par Guitemie Maldonado, historienne de l’art contemporain et critique. Sous le titre « Boule de cristal ou marc de café ? », les quatre intervenants – Marc-Olivier Wahler, directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), Nicolas Nova, professeur HES ordinaire à la Haute École d’art et de design (HEAD - Genève), Thomas Sgarbi, responsable Innovation et Prospective chez Audemars Piguet, Manufacture de Haute Horlogerie, et Maria Finders, curatrice des Luma Days pour Luma Arles – se sont interrogés sur l’évolution des institutions muséales en termes de disruption, d’innovation, d’anticipation.
Au GamMAH, l’un des espaces inaugurés récemment, Marc-Olivier Wahler, directeur du Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH), a rappelé en préambule la raison d’être de ces échanges : « Le Musée d’art et d’histoire fait les premiers pas d’un très long chemin vers sa restauration et son agrandissement. Un crédit d’étude a été voté le mois dernier [en septembre 2023], qui va nous permettre de lancer le concours en architecture. Il nous appartient maintenant de réfléchir à ce que sera le musée de demain, dans sa dimension de projet architectural mais aussi conceptuel et culturel. Ce projet, nous l’expérimentons au quotidien en développant des nouveaux lieux, en proposant des nouvelles formes de curation, en inventant de nouveaux programmes culturels. Mais aussi, de manière plus théorique, en échangeant avec les conservateurs et les équipes du musée. Nous le faisons également d’une autre manière, comme ce soir, dans le cadre de conférences qui nous permettent d’examiner cette dimension prospective. Ce qui nous intéresse finalement, c’est le futur certes, mais surtout le fait que les musées dans ce futur aient une utilité ou au moins une pertinence. Aujourd’hui, près de 80 % des gens ne vont pas au musée. En tant que musée public, nous avons une responsabilité : que pouvons-nous faire pour que les générations futures trouvent dans le musée des réponses qui leur conviennent ? »
Comment imaginer le musée de demain ?
« La question principale est celle de l’écosystème : quand y a-t-il musée ? On l’imagine avec les outils d’aujourd’hui, en parlant essentiellement de ce que l’on va y voir, c’est-à-dire des expositions, analyse Marc-Olivier Wahler. Les musées sont encore construits sur un même modèle, datant du XIXe siècle. On y pénètre en accédant à la billetterie, la boutique, le restaurant… On y entre avec le même état d’esprit de consommateur que lorsqu’on est dans la rue. Dans un second temps, on change d’état d’esprit, cette fois esthétique, pour apprécier les œuvres. Pour moi, toute la difficulté est là. Comment mettre sur le même plan ontologiquement neutre des objets d’usage et des objets esthétiques, sans hiérarchie ? Comment augmenter le "quotient schizophrénique" du musée, suivant l’idée que plus il gagne en interprétation, à l’instar d’une œuvre, plus il a de valeur ? Dans cette logique, nous testons des stratégies muséographiques. Certaines salles d’exposition doivent rester à valeur refuge – le musée comme lieu de contemplation des œuvres, temple du savoir. Mais on peut imaginer des espaces comme chez un collectionneur, où les œuvres sont orchestrées en lien avec l’espace de vie. Le jardin est aussi un lieu de liberté, propice à un état d’esprit différent. Car le musée, bien sûr, peut représenter un lieu d’autorité intimidant. En ce sens, il nous semble intéressant d’examiner comment il serait possible de transférer dans le monde de l’art des manières de faire, des grilles de lecture émanant d’autres domaines. »
S’inspirer de nouveaux modèles, sortir des schémas de pensée habituels
« Ma structure, Near Future Laboratory, basée en Suisse et aux États-Unis, réalise des projets de prospective pour différents types de clients. Par exemple, le département suisse de la Défense, la Métropole de Lyon ou le Musée du futur de Dubaï, explique Nicolas Nova, professeur HES ordinaire à la Haute École d’art et de design (HEAD - Genève). On crée des objets fictifs, comme si ce futur existait déjà. Le meilleur moyen de prédire le futur, de le faire advenir, en termes d’ingénierie, c’est de le prototyper. Nous abordons ce territoire changeant qu’est le futur en essayant d’amener une compréhension à partir du passé, du présent. Notre démarche consiste à le rendre lisible, accessible ; créer des dispositifs, sur la base de plusieurs scénarios, pour le mettre en débat. Penser le futur d’un musée, c’est envisager d’autres formes possibles : et si un musée était dispersé ? Et s’il était mou ? Et s’il fait 4 °C. de plus demain ? Et si nous disposons de plus de temps libre ? C’est imaginer des alternatives. Se projeter, c’est aussi dépasser des barrières, sortir de certains raisonnements par l’observation, l’enquête, l’appréhension d’autres phénomènes, la rencontre. »
« Dans ses livres, l’auteur de science-fiction américain Philip K. Dick n’a pas vu tout ce que nous connaissons aujourd’hui, poursuit Thomas Sgarbi, responsable Innovation et Prospective chez Audemars Piguet, Manufacture de Haute Horlogerie, mais il a imaginé des scénarios pour projeter une humanité, des individus dans un système. Dessiner ces environnements, ces tests d’expérimentation, permet de voir ce qui marche ou pas.
C’est un processus itératif. Comme disait Thomas Edison : ''Le génie, c’est 1 % d’inspiration et 99 % de transpiration''. Nous avons développé des outils d’innovation et notamment de pensée divergente, qui permettent, en s’inspirant de ce que l’on connaît, d’élaborer un concept archétypal – définir, par exemple, quel est le modèle classique du musée. Puis, on va chercher à casser ce référentiel, aller à l’encontre des conditionnements, des attentes : sortir du parcours tout tracé. Cette démarche permet d’imaginer des choses totalement en rupture. Dans toutes les idées, il y a du bon et du moins bon. Dans un second temps, il faut identifier avec un regard collectif, des profils différents, quels sont les concepts les plus intéressants pour les expérimenter, savoir s’ils ont de la valeur. Si le musée, ce n’est pas ça, qu’est-ce que ça peut être ? Quelqu’un de la génération Z, qui a une tout autre expérience de l’éducation, du numérique, du divertissement, n’aura pas les mêmes intérêts à venir interagir avec des structures comme celle-ci. L’interaction numérique peut permettre de vivre une expérience, offrir la possibilité de dialoguer avec une œuvre ou avec un objet, éprouver peut-être ce que l’artiste a lui-même ressenti en créant son œuvre. Le principal ennemi des musées, aujourd’hui, ce n’est pas celui de la ville d’à côté, c’est Netflix. Le concurrent est partout. »
« Le musée contemporain commence vraiment au XIXe siècle, après la photographie, une avancée technologique qui remet en question le travail de l’artiste, intervient Maria Finders, curatrice des Luma Days pour Luma Arles. Aujourd’hui, nous vivons une situation comparable. Le fantasme d’Andy Warhol ou de Joseph Beuys, qui déclaraient que tout le monde peut être un artiste, est une réalité. On peut créer une infinité d’images avec un logiciel tel que Midjourney, basé sur l’intelligence artificielle, puis les montrer sur Instagram, et leur donner une valeur, comme c’est le cas pour les NFT. Ce basculement questionne la position de l’artiste. Et dans le même temps, nous nous trouvons ici dans un salon magnifique, comme au XVIIIe ou au XIXe siècle, pour partager des idées. Nous vivons une tension, qui existe entre l’archéologie et l’avant-garde. On fouille dans le passé tout en étant déjà dans le futur, comme dans Star Wars, qui d’ailleurs n’est pas dystopique. Quand Haussmann refait Paris, il se demande comment mettre en scène une ville de A à Z. C’est à ce moment-là que se créent les grands magasins, les expositions universelles. Paris devient un urbanisme d’exposition, où on découvre les choses, devenues accessibles. Les Galeries Lafayette, boulevard Haussmann, accueillaient près de 25 millions de visiteurs par an avant le Covid, ce qui en faisait l’un des lieux les plus visités au monde ! Au Brooklyn Museum, à New York, des œuvres exposées récemment étaient à vendre : l’exposition a connu un énorme succès. À la Biennale de Venise, jusqu’à la fin des années 1970, presque tout était à vendre. À la Documenta de Cassel, les galeristes sont là, pour vendre les œuvres après avoir financé leur production. Les institutions publiques ont besoin des galeries pour monter des expositions. C’est peut-être une clé, nous sommes des consommateurs… »
« Quand on imagine le musée de demain, on a souvent les réponses dans les catalogues d’exposition du XIXe siècle… qui sont des catalogues de vente, enchérit Marc-Olivier Wahler, apportant un bémol sur les risques de cette conception consumériste qui prive le musée de son caractère contemplatif et porteur de savoir. Le Guggenheim avait ouvert, à la fin des années 1980, une succursale sur Broadway, là où se trouve d’ailleurs un magasin Prada aujourd’hui. On rentrait dans la boutique pour accéder aux expositions, pensées comme des blockbusters. À aucun moment on ne nous demandait de changer d’état d’esprit. On consomme des choses que l’on connaît. C’est du temps de cerveau disponible, mais ça n’apporte rien à la réflexion. Cette initiative et ce mélange des genres disent quelque chose sur les urgences à réfléchir aux usages du musée. »
« Le musée pourrait aussi se consacrer en partie à la production, par exemple à l’édition, avance Maria Finders. Lorsque nous avons pensé Lafayette Anticipations [à Paris], nous avons créé dans le sous-sol du bâtiment de Rem Koolhaas un centre de production pour permettre aux artistes de réaliser des œuvres sur place. À Luma Arles, un laboratoire de design sur le site de ce centre culturel produit des matériaux biosourcés, en lien avec le territoire, avec du sel, différentes matières, et emploie une cinquantaine de personnes dans une ville parmi les plus pauvres de France. Enfin, j’ajouterai que le musée de demain, c’est peut-être d’avoir la possibilité aussi de rêver. Notre système de pensée est régi par un modérateur entre la pensée primaire et l’analyse de cette pensée. Il est déclenché par la curiosité, le doute et le regret, ce qui constitue le moment de l’éveil. Peut-être est-ce là le rôle du musée. »
Et Marc-Olivier Wahler de conclure : « La réponse est sans doute dans la coexistence de tous ces scénarios, ne serait-ce que parce que les musées n’ont jamais pris en compte la révolution des architectures de liens que nous connaissons avec l’Internet, alors que les artistes n’ont eu de cesse de créer du lien entre l’image, le texte, le spectateur… C’est leur matière première. Les musées sont restés dans une logique univoque. Pourtant, avant les historiens de l’art, ils ont d’abord été dirigés par des artistes. Il ne faut donc pas oublier qu’ils ont connu une phase créative à leurs débuts. »