« Les objets du paysage, cet arbre, cette fontaine, cette frondaison orageuse ou l’inclinaison des nuages ne renvoient pas pièce à pièce aux choses de la nature prises séparément, c’est l’ordonnance de leur apparition qui signifie : “nature”. La manière d’ordonner ces “choses”, le lien qui les unit dépendent alors d’une rhétorique. Ce qu’il y a de naturel dans la nature, sa sensualité immédiate, n’est perçu qu’en énigme, par l’artifice d’une construction mentale. » Cet artifice, rappelle la philosophe Anne Cauquelin, se nomme « paysage », dont la notion n’est véritablement apparue qu’à l’époque de la Renaissance avec l’invention de la perspective. Bien qu’encore souvent perçu comme un équivalent de la nature, le paysage se révèle comme une forme symbolique façonnée à travers de longs et complexes processus de construction et d’apprentissage. « Le paysage n’est autre chose que la présentation culturellement instituée de cette nature qui m’enveloppe*1. »
Ce prisme paysager à travers lequel nous percevons nos environnements naturels attire désormais d’autant plus l’attention que ceux-ci sont en danger croissant de dégradation, voire d’annihilation. En témoigne le succès rencontré ces dernières années par les multiples expositions d’œuvres d’art en plein air et ouvertures au public de parcs de sculptures privés. Dans le sud de la France par exemple, pour ne citer qu’eux, le Domaine du Muy de Jean-Gabriel Mitterrand, la Commanderie de Peyrassol de Philippe Austruy ou encore le château La Coste de Patrick McKillen. Et si ces derniers servent plus ou moins directement les intérêts d’activités commerciales, ils n’en contribuent pas moins à préserver et enrichir des espaces partagés d’arpentage et de contemplation.
DANS LE BOIS DE SCULPTURES
Dans le parc naturel régional de Millevaches, à une heure environ à l’est de Limoges, le Centre international d’art et du paysage (CIAP) de Vassivière célèbre quant à lui ses 40 ans d’existence. Né d’une initiative citoyenne menée au début des années 1980 par un groupe d’artistes et amateurs locaux de sculpture sur granit – la roche emblématique du Limousin –, le CIAP compte désormais une soixantaine d’œuvres disséminées dans un vaste Bois de sculptures. Une grande galerie accompagnée d’une tour-phare conçue par Aldo Rossi et Alexandre Favret labellisée « Architecture contemporaine remarquable » accueillent en outre depuis 1991 des expositions temporaires. Sur un vaste territoire rural de 70 hectares à la topographie variée, ce singulier musée à ciel ouvert encourage toutes et tous à circuler librement et à se laisser surprendre.
Implantées avec soin sur les rives, dans les prairies ou au cœur de la forêt de l’île de Vassivière, les sculptures créées pour l’extérieur, de taille souvent modeste plutôt que monumentale, font leur apparition de manière plus ou moins manifeste : certaines se dressent immanquablement le long de notre chemin, d’autres sont comme tapies discrètement au détour d’un sentier.
À l’abri d’un sous-bois s’élève Eternity (1990) de Kimio Tsuchiya, construction demi-discoïdale de plus de 3 mètres de haut qui réassemble, selon une technique traditionnelle de maçonnerie, pierres et poutres issues des ruines d’une maison de la région. En surplomb d’une pente douce, Sans titre (à Paul Cézanne) (2000) d’Olivier Mosset souligne l’irrésistible caractère pictural du panorama bucolique qui se déploie en contrebas. Le simple volume de béton que l’on pourrait confondre avec un banc ou un muret est en fait la réplique d’un socle de l’œuvre d’Aristide Maillol de 1912 rendant hommage au célèbre peintre français – socle désormais abandonné, situé dans le jardin des Tuileries. Glissée en équilibre entre le tronc et l’épaisse branche d’un grand chêne, une plaque de marbre s’offre seulement au plus attentif des regards. Accrochée très haut au milieu d’un épais bosquet de feuillus, l’œuvre d’Oscar Tuazon s’intitule Niki Quester (2009), d’après le nom d’une ancienne connaissance de l’artiste qui lui transmit, enfant, le goût de l’observation et du détail.
UN « JARDIN EN MOUVEMENT »
Plus ardu encore à saisir de plain-pied, le géoglyphe de Yona Friedman dessinant sur l’herbe les contours d’un être chimérique de la taille de la tour Eiffel. Sauf à être repérée du sommet de la tour-phare, la Licorne Eiffel (2009) se foule d’abord presque à notre insu. Tracée avec un mélange de terre et de calcaire l’immense silhouette s’estompe au fil du temps puis invariablement renaît, reconstituée chaque année par les équipes du lieu. Autre œuvre saisonnière, littéralement cette fois, la prairie fleurie de Gilles Clément plantée selon les méthodes de l’agriculture naturelle. Concepteur et praticien de ce qu’il nomme « le jardin en mouvement », cet état d’esprit du paysagiste qui observe plus pour intervenir moins, Gilles Clément a assemblé ici plantes annuelles (bourraches, bleuets, coquelicots…),
bisannuelles (digitales, chicorées, résédas…) et vivaces (campanules, géraniums, millepertuis…), auxquelles viennent s’ajouter d’autres végétaux que la biodiversité locale vient apporter spontanément : « Le vivant ne tient pas dans les formes figées. Il emprunte des formes pour les abandonner aussitôt, il se transforme et transforme l’espace. Le jardin écologique ne peut être qu’un jardin de transformation des formes. Un jardin pour qui l’information biologique tient lieu de mise en forme momentanée. Le jardinier-artiste de ce jardin d’un nouveau genre se présente alors comme un interprète des inventions de la nature *2 ».
Accessible librement et gratuitement à toute heure et en toute saison, le Bois de sculptures du CIAP de Vassivière incarne parfaitement cette fonction démocratique si chère aux institutions publiques, offrant « un havre de paix » – de parole de visiteuses rencontrées lors des festivités d’anniversaire – pour des publics divers et nombreux : touristes en tout genre, visiteurs connaisseurs, promeneurs en compagnie canine… et depuis une dizaine d’années jeunes et moins jeunes adeptes de sport de glisse qui viennent profiter de la sculpture « skatable » de Koo Jeong-A, Otro (2012).
Autre occasion d’une expérience physique et sensorielle de l’art « du » et « dans le » paysage, l’édifice en spirales de pierres sèches d’Andy Goldsworthy (Sans titre, 1992) révèle les origines à première vue insoupçonnées du site extraordinaire dans lequel il s’inscrit : « À Vassivière, j’ai travaillé sur les restes d’un mur qui délimitait autrefois un champ, mais qui, maintenant, depuis la création du lac artificiel, part du bois pour s’enfoncer dans l’eau. J’ai exploré la frontière entre le lac et le bois à l’aide de ce mur, lui-même frontière. Il enclot les deux espaces et accentue leur contraste. Le mur évoque la nostalgie que l’on peut ressentir pour les huit hameaux engloutis, sans pour autant prendre parti contre le barrage. Je n’ai jamais travaillé dans un lieu ayant été aussi soudainement transformé ». C’est que, il n’y a pas si longtemps, l’île était une colline, et l’étendue d’eau une vallée habitée. Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, une fois la construction du barrage hydroélectrique d’Auchaize achevée, les terres de Vassivière avec leurs dizaine de hameaux, exploitations agricoles, ponts et autres moulins sont volontairement inondées, formant sur plus de 1000 hectares l’un des plus grands lacs artificiels de France.
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Centre International d’Art et du Paysage, île de Vassivière, 87120 Beaumont-du-Lac.
*1 Anne Cauquelin, L’Invention du paysage [1989], Paris, Presses universitaires de France, 2000.
*2 Gilles Clément, Une brève histoire du jardin, Paris, Jean-Claude Béhar, 2012.