Elizabeth Jaeger : Prey
« Prey » est une double exposition ou une exposition double, chacune de ses deux parties affichant des traits spécifiques et étant parfaitement adaptées à l’espace qui les accueille. De chaque côté des deux longs murs au rez-de-chaussée, Elizabeth Jaeger a aligné huit cubes en acier noir, d’une quinzaine de centimètres de section, ouverts au moins sur un des côtés. Ils contiennent des scènes jouées par des figures en céramique noire dans différents registres : réaliste, romantique, fantastique, burlesque. Un art de miniaturiste tout à fait d’aujourd’hui, mais qu’on pourrait croire d’avant le cinéma.
Dans l’espace en sous-sol nous attend une grande scène construite avec des sculptures et des groupes sculptés qui mêlent animaux et végétaux, savamment répartis, et d’autres œuvres de toutes tailles dispersées sur toutes les parois (insectes en marche, piverts en action, rat qui s’appuie au mur). Des groupes de joncs en bronze et bois portés par des bases en forme de flaques évoquent un paysage marécageux, tandis que les figures animales de couleur grise ou anthracite et les plaques de bronze patinées sur les murs (véritables paysages) suggèrent une heure entre chien et loup. Les tableaux ou les sculptures servent aussi de perchoir et l’on déambule entre les joncs et des chiens étendus au bord de l’action. Elisabeth Jaeger sait aussi conférer un caractère pathétique à une scène de prédation animale : corbeau perché qui, dans son bec, tient un rat mort. Le réalisme des représentations n’empêche pas que soit laissé visible le travail de la main (les plumes comme des tuiles modelées) ou que s’ajoutent des traits ornementaux : pattes en bronze d’un oiseau ou d’un rongeur, rondelle de noyer au milieu du ventre d’un chien en céramique. Le spectacle, assez saisissant, nous donne l’impression d’entrer dans le tableau, avec des traits d’étrangeté et d’humour qui permettent de préserver la distance.
Du 30 novembre 2023 au 3 février 2024, Mennour, 6, rue du Pont de Lodi, 75006 Paris
A.K. Burns : Sunset at Scum Pond
« Sunset at Scum Pond » vient immédiatement après « Of space we are… » présentée au Wexner Center for the Arts de Columbus, dans l’Ohio (États-Unis). Là-bas était projetée l’intégralité de la tétralogie filmique Negative Space entamée en 2015. Chacun des films de la tétralogie traite d’un univers physique : le vide, le corps, la terre et l’eau. A.K. Burns conçoit le vide comme l’univers de la transformation et de la potentialité. L’exposition parisienne reprend quelques-unes des œuvres associées au grand œuvre filmique. Ces quatre séries de collages sur miroir mêlent références visuelles et textuelles et s’offrent comme des compléments aux films, ou comme des carnets de travail qui (sauf erreur) viendraient après la production définir quelques-uns des thèmes de recherche.
Les sculptures sont faites avec des tiges de fer à béton tordues enrichies de treillis métallique d’objets et de pied(s) ou de main(s) en béton. Ces dessins dans l’espace suggèrent des actions ou des mouvements de corps-fantômes mais avec une réelle présence dramatique.
Trois pièces murales ou suspendues témoignent de la façon dont l’œuvre visuelle d’A.K. Burns travaille avec le langage. The Leak est une réplique de l’uniforme militaire de [la lanceuse d’alerte] Chelsea Manning présentée dans une housse suspendue avec des éclats de béton. Cette présence symbolique d’un corps fuyant – qui a fait fuiter l’information avant de se transformer – a valeur de manifeste. Le nom propre Manning sonne comme un gérondif anglais pour nommer la fabrique du masculin. Split Tongues sont deux pièces jumelles, deux longues langues en bâche industrielle noire divisées chacune par une fermeture éclair et traitées dans le style blouse à volant. Ainsi, la langue classificatrice et discriminante se voit offrir la possibilité de fourcher et d’affirmer son excentricité.
Du 2 décembre 2023 au 13 janvier 2024, Galerie Michel Rein, 42, rue de Turenne, 75003 Paris
Gabriel Kuri : Particules Préemptives
Gabriel Kuri est connu pour sa façon de travailler essentiellement avec les objets et les rebuts du quotidien, et pour sa vision qualifiée tantôt de poétique ou de critique. « Particules Préeemptives » réunit différents aspects de son travail et diverses façons de traduire en gestes le verbe « exposer ». Si chacune de ces œuvres ou séries d’œuvres relève d’un niveau d’expérience particulier, quelques thèmes communs les rapprochent : le jeu, la valeur et l’insignifiance.
L’artiste-joueur s’affiche à travers deux vitrines murales lumineuses. L’une présente des tickets de loto grattés perdants et des coquilles d’huîtres, et l’autre des tickets de loto intacts et des œufs blancs et bruns. Derrière cette évocation ironique des rêves de richesse et ce jeu avec les symboles perce l’interrogation d’un artiste conscient de pouvoir fixer lui-même les règles et de tourner la perte en gain. En dialogue avec ces deux pièces, figure un tableau d’affichage pour bureau dans le rainurage duquel sont inséré des mégots sur l’axe des abscisses et des centimes d’euros sur celui des ordonnées : une autre image de la vie (pas forcément statistique) de ce qui s’y échange et de ce qui s’y consume.
Avec des morceaux de couverture isolante dorée ou argentée sur une face, Kuri a réalisé des pliages suspendus au mur auxquels sont associés un objet : un cylindre réfrigérant, un sac en plastique à demi rempli de liquide ou un coquillage. Les couvertures isolantes se donnent autant comme sculptures molles que comme présentoirs, en rappel du miroir trumeau de l’appartement. En face de ce miroir, justement, est présenté un ensemble de petites sculptures sur un cyclorama de photographe. Étonnement et ironie légère dans toutes les pièces de la galerie.
Du 2 décembre 2023 au 3 février 2024, Esther Schipper, 16, place Vendôme, 75001 Paris
Anita Steckel : Lust
Activiste, féministe, Anita Steckel (1930-2012 ) fut une grande figure de la contre-culture des années 1960 et 1970, dont la réputation ne finit pas de grandir depuis sa disparition. Son art du collage et du montage s’inscrit dans l’esprit du dadaïsme berlinois mâtiné d’esthétique hippy. Avec ses femmes géantes (elle ou d’autres) qui se couchent sur les gratte-ciels de Manhattan, elle ose brocarder la domination masculine et s’approprier le phallus. Son combat contre la censure, sa revendication du droit d’entrer au musée pour le pénis en érection la placent du côté de l’underground et de la free press plutôt que des courants artistiques de son temps. À travers œuvres géantes ou de petit format, mais aussi des documents sous vitrine, l’exposition en dresse un portrait assez complet qui nous la montre libertaire, rageuse, mais aussi rêveuse (une image des Enfants du Paradis hante son ciel new-yorkais). Toujours d’attaque quand il s’agit de crier contre George W. Bush, « chrétien meurtrier », elle n’hésite pas à enrôler George Grosz dans sa contre-croisade. Une réaction viscérale qui fait passer au second plan la préoccupation artistique. Pour finir en beauté, Anita Steckel s’est, dans son style tardif, invitée dans le monde de Tom of Finland, se moquant une fois encore des genres et des catégories.
Du 1er décembre 2023 au 13 janvier 2024, commissariat de Juliette Desorgues, Fitzpatrick Gallery, 123, rue de Turenne, 75003 Paris