C’est vrai que ses maquettes et ses environnements épurés se rapprochent de l’art minimal. Pour la critique des années 1970, il ne fait d’ailleurs pas un pli que l’œuvre de Tania Mouraud entre dans cette catégorie venue des États-Unis. Et tant pis si l’artiste française n’adhère pas à la neutralité stricte du minimalisme : ses « espaces d’initiation » rappellent les constructions de Dan Graham ou de Bruce Nauman. Alors qu’en créant une relation tendue avec le spectateur, elle s’en échapperait plutôt. Tout comme sa production textuelle que l’on rapprochera de Lawrence Weiner, mais qui sera finalement assimilée au premier Street art. Bref, voilà une œuvre qui cherche sa place. Et si on l’avait de force rangée dans le mauvais tiroir ?
Cette question de l’erreur d’enregistrement d’une œuvre, d’une pratique artistique par un musée ou le marché, à un temps donné, Lionel Bovier se l’est posée. Le directeur du Mamco à Genève, y répond, en ce moment, en quatre expositions. « Tout est parti d’une œuvre de Tania Mouraud qui appartenait à la collection de Ghislain Mollet-Viéville que le Mamco a achetée en 2016. C’était un mot-valise, "Mentation", que nous n’arrivions pas à comprendre au sein de cet ensemble. Contraction de "mental" et de "tentation" ? Il est étrange, n’est pas aussi direct que les "In & Out" de Lawrence Weiner qui se trouvent dans la même collection. Ghislain Mollet-Viéville a dû se dire : tiens, une artiste française qui fait quelque chose de similaire. »
Similaire dans la forme, mais pas identique dans le fond. « Quand l’art minimal était dominant, on a rangé Tania Mouraud dans l’art minimal. Pour Klara Kuchta, qui travaille essentiellement avec des cheveux, on a dit dans les années 1970 qu’elle faisait de l’art conceptuel ou de l’art sociologique, continue Lionel Bovier. Alors que c’est quelqu’un qui vient de la tapisserie. En fait, la critique qui élabore ces catégories, isole un élément de la pratique de l’artiste, même si le contenu et l’intention ne sont pas exactement les mêmes. Ce n’est pas le propos de ces expositions, mais il n’est pas innocent que ce soient les travaux de quatre femmes qui sont présentées ici. Leurs œuvres ont été déformées pour les faire entrer dans des boîtes, alors qu’elles essayaient d’exprimer d’autres idées, qu’elles venaient d’ailleurs et qu’elles allaient vers autre chose. »
Certains égarements sont aussi volontaires. En 1960, la Japonaise Shizuko Yoshikawa rencontre Max Bill et Josef Müller-Brockmann à Tokyo. Le premier a fondé le mouvement de l’Art concret dans les années 1930, le second est graphiste, typographe et théorise sur le format de la grille. Elle rejoint ce dernier à Zurich où elle côtoie les tenants de l’Art concret et va abandonner sa pratique du design pour celle de l’art. Shizuko Yoshikawa produit notamment, dans les années 1970, des reliefs qui réagissent aux déplacements du spectateur en changeant de couleur. « Max Bill et les autres vont tout de suite l’intégrer dans le groupe, alors qu’il s’agit plutôt d’art optique », continue Lionel Bovier. Quelque chose d’en tout cas bien trop poétique pour des artistes qui prônent la logique mathématique pure et dure. L’artiste japonaise accepte cette appartenance, la revendique même. « Pour un mouvement moderne déjà ancien, accueillir cette influence qui vient de loin, c’est aussi un moyen d’élargir son audience internationale en validant des propositions qui ne sont peut-être pas tout à fait raccord avec le projet d’origine », reprend Lionel Bovier devant un tableau d’Emma Reyes.
La dernière de ces artistes passées sous les radars est aussi la moins facile à cataloguer. Ses toiles sont des portraits de fleurs et de fruits, foisonnants, des natures vivantes, animistes, l’inverse de la nature morte. Une sorte de Georgia O’Keefe, mais en version « Exotica ». « Sa vie est un roman. Elle a été abandonnée par sa mère sur un quai de gare en pleine jungle colombienne. Elle a été recueillie par des religieuses qui lui ont mené une vie d’enfer, mais qui lui ont appris à lire et à écrire. Elle a 18 ans lorsqu’elle s’enfuit du couvent, laissant derrière elle sa sœur qu’elle ne reverra jamais. »
Elle embarque ensuite pour Paris, se marie avec un pharmacien de Périgueux, mais vivra sa vie dans la capitale. Elle écrit et peint. Futuriste tardif, Enrico Prampolini s’en entiche. Elle vit à Rome où elle dîne tous les soirs avec Moravia. Elle est aussi devenue amie avec Gabriel Garcia Marquez. Elle part vivre en Israël avant de rejoindre son époux dans le Périgord, où elle continuera à peindre et à écrire jusqu’à sa mort en 2003. « Elle a produit des œuvres abstraites et figuratives, a fait des dessins, des peintures et travaillé le métal. C’est vraiment une œuvre impossible à catégoriser, précise Lionel Bovier. Si ce n’est qu’il y a chez elle cette manière singulière de parler du naturel, du règne animal et végétal. Quelque chose qui résonne avec beaucoup de pratiques d’aujourd’hui. »
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« Tania Mouraud, Klara Kuchta, Emma Reyes, Shizuko Yoshikawa », jusqu’au 28 janvier 2024, Mamco, 10 rue des Vieux Grenadiers, Genève, Suisse