Jessica Stockholder a souvent déclaré que, pour une large part, son travail consistait à dessiner dans l’espace et que les matériaux et les objets dont elle se sert dans ses œuvres étaient le reflet de différents états d’esprit. Sa vision de la sculpture surmonte un certain nombre de distinctions largement admises entre la sculpture et le ready-made, le concept et l’objet, l’œuvre autonome et l’in situ.
« Nomadic Musings », réflexions ou rêveries nomades, est, selon les mots de l’artiste, « une collection de pièces qui, de différentes façons, explorent la nature de la conjonction ». L’exposition apparaît comme une phase de développement et d’accomplissement de ces pièces.
Deux grandes œuvres se partagent l’espace du rez-de-chaussée de FRAC. Assist : Rider appartient à une série de pièces qui ne peuvent tenir seules debout et réclament une assistance. Ce qui les fera tenir est à choisir ou à construire à chaque présentation. Ici, l’élément permanent consiste en deux ailes d’acier perforé pliées et que l’on dirait flottantes, en partie peintes (jaune pour l’une, rouge pour l’autre) suivant un dessin qui reprend le contour général et toutes deux unies par une sorte de gros bouton. Lors de sa première (et jusqu’ici unique) présentation, Assist : Rider avait reçu l’appui de deux sculptures modernes en bronze présentées dans l’espace public à Utrecht.
Dans sa nouvelle actualisation ou incarnation, fruit d’un échange entre l’artiste et le commissaire, Vincent Pécoil, directeur du FRAC Normandie, la pièce voit son champ d’intervention assez largement étendu. En effet, ce qui fait tenir debout la structure en acier, c’est, d’un côté, une bonnetière normande et, de l’autre côté, un large cube ou socle blanc ; aux deux elle est attachée par de larges sangles jaunes. Ces deux éléments auraient pu suffire mais artiste et commissaire, usant d’une clause offerte par le protocole, ont choisi de faire usage du socle blanc pour y présenter une sculpture : La Paix, un bronze de 1954 signé Pedro Olaïzola, et conservé à Louviers. S’agit-il dans ce cas de s’approprier ou de servir ? L’un et l’autre. C’est une occasion fournie par le choix du cube plutôt qu’une vocation. Cette façon d’outrepasser son rôle qui relève presque du malentendu (une sculpture prise pour un accessoire de présentation) donne à Assist : Rider une forme de plénitude dans le temps de l’exposition. Jessica Stockholder, pour sa part, parle de symbiose. Sortant de la réflexion, oubliant définitions et protocoles, on remarque que les plaques d’acier perforé font glisser la situation réelle vers le plan d’un tableau qu’eût pu peindre Roy Lichtenstein.
The Thing, The Line appartient au groupe des Specific Shape plus object. Elle consiste en une peinture murale rouge et magenta qui fracture le mur du fond sur toute sa hauteur, depuis le rez-de-chaussée (où elle s’étend aussi latéralement) jusqu’en haut de la mezzanine, et à cette peinture sont rattachés différents objets. Cette forme peinte au mur (qui peut être reproduite à n’importe quelle échelle) a sa source dans des espaces négatifs de photos d’objets que Jessica Stockholder a scannés et fondus en un motif unique.
De cette peinture depuis la mezzanine, un épais cordage de nylon bleu traverse la rambarde et tombe droit jusqu’au sol de l’étage inférieur. Là, il rencontre un morceau de grille chromée suspendue au mur devant la forme peinte, un pare-chocs de camion bosselé et peint en argent et rose, et un poisson décoratif en verre coloré. La peinture murale très ample et crénelée emporte tous les éléments dans sa danse ou dans sa chute. Avec ces objets trouvés (en réalité leur copie) au cours de visites dans une casse, une brocante, un atelier et avec le cordage commandé dans la région, l’artiste semble tisser une histoire avec Rouen et son activité portuaire. On peut aussi imaginer une histoire un peu absurde, ou un rébus dans une langue ignorée. Mais, s’élevant à un niveau plus abstrait, on peut y voir un rapprochement de différents types de labeurs ou d’activités : la capture photographique, le travail derrière l’écran, l’artisanat, l’industrie, la flânerie (étymologiquement, l’anglais « to muse » est proche de « musarder »). Ce choix d’objets n’est pas le fruit d’une indifférence duchampienne mais d’une inspiration que l’artiste ne cherche pas à expliquer ni à justifier.
Cette façon libre de jouer avec les éléments sans les enfermer dans une structure rigide, on la retrouve dans les sculptures exposées au premier étage qui toutes ont leur ancrage dans un ou des éléments fixés au mur : toiles, tapis plastiques, lampe de bureau ringarde ou pastilles de couleur qui évoquent la palette du peintre. Telle évoque une nature morte cubiste, telle un relief post-constructiviste, toutes présentent un lien avec la peinture. Ce choix de choses rarement recyclées par l’art et rendues solidaires produit un choc de nature poétique. Prenons cette pièce de moquette fuchsia sur lequel est peinte une composition vaguement suprématiste avec une peinture épaisse dans des couleurs vives et même brillantes. Ledit bloc est appuyé verticalement contre le mur, il repose dans une petite bassine de plastique bleu elle-même posée sur un étui-housse orange d’on ne sait quel objet. On remarque aussi une baladeuse allumée en haut à droite dont le câble jaune fait des boucles en dessous de courtes tiges de profilé perforé reliées par des fils. Toutes ces choses (ce qui sert, ce qui ne sert plus, ce qui pourrait servir) à un moment trouvent à s’accorder sans que soit gommée leur singularité.
Dernière série présentée au FRAC Normandie, des œuvres sur papier réalisées à Katmandou avec des fabricants de papier Lokta. Jessica Stockholder a réalisé ces compositions avec des câbles téléphoniques, des morceaux de tissu ou de papier plongés dans la pâte fabriquée par des artisans népalais. Cette expérience inédite porte témoignage de la capacité de l’artiste à adapter sa méthode de travail aux circonstances et à fixer pour cette fois dans la feuille l’expérience de son séjour.
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« Jessica Stockholder : Nomadic Musings », du 7 octobre 2023 au 10 mars 2024, FRAC Normandie, 3 place des Martyrs-de-la-Résistance, 76100 Sotteville-lès-Rouen