Aussi passionné que déterminé, spontané que sérieux, Oscar Graf, imitateur hors pair qui rêvait de devenir chef d’orchestre, prêche le goût pour les artistes qu’il défend avec la vocation d’un clerc et l’intelligence de l’homme qui remet sans cesse en question ses connaissances. Qualité rare dans son métier, cela lui coute peu de dire qu’il ne savait pas (encore). « Lorsque j’ai ouvert ma première galerie, quai Voltaire en 2011, chez Hanna et Charly Bailly, je présentais majoritairement des objets anglais et j’étais dans l’erreur. Les arts décoratifs des années 1870-1914 ne peuvent pas être envisagés par écoles. Le mouvement est certes né en Angleterre, où [William] Morris a senti que les machines prenaient une trop grande place, mais tous les autres pays ont suivi grâce aux Expositions universelles, et cela a été démontré à l’occasion de plusieurs expositions qui ont fait date, notamment “Decorative Arts 1900” au Detroit Institute of Arts en 1993. »
Convaincre et apprendre
Plusieurs fois par an, le marchand parisien réalise une tournée de neuf ou dix départements d’arts décoratifs américains, à raison de deux ou trois villes par jour. « Les musées changent littéralement votre métier. Les relations que j’y ai forgées ont fait évoluer mon goût et mes choix. Ces rencontres m’ont beaucoup ouvert les yeux… Les conservateurs ont une façon de regarder l’objet que je n’avais pas. Moi, je le voyais sur le fond noir du photographe, eux se doivent de les faire dialoguer avec leurs collections. Tout l’enjeu est de viser au mieux en saisissant la force de leurs domaines de prédilection et en identifiant leurs manques. » Pour cet enthousiaste, qui passe autant de temps à rechercher de nouvelles pièces qu’à étudier les fonds des musées auxquels il espère les vendre, « c’est bien un échange réciproque, car rien n’est plus stimulant que de convaincre des conservateurs d’acheter l’œuvre d’un artiste qu’ils ne jugent pas a priori essentiel pour l’enrichissement de leurs fonds, mais dont ils comprennent qu’il fait sens. »
Beaucoup associent Oscar Graf à l’exposition « Anglia Sancta» qu’il a présentée à la Tefaf Maastricht en mars 2020. Le marchand avait alors sollicité le designer René Bouchara pour concevoir une évocation spectaculaire de la chapelle du Cheadle Royal Hospital, à Manchester, écrin indispensable pour mettre en valeur l’ensemble de vitraux dessinés par Edward Burne-Jones en 1874 et 1876, et réalisés par Morris & Company entre 1909 et 1911. La Foire fut écourtée, pandémie oblige, mais les images de la scénographie ont circulé, et les vitraux été acquis par une kyrielle de musées, dont le musée d’Orsay, à Paris, ou le Delaware Art Museum et le Cincinnati Art Museum, aux États-Unis.
Or, à l’entendre, c’est plutôt l’édition de 2018 qui a fondamentalement modifié son approche. « En 2011, j’ai eu la chance de pouvoir vendre au Louvre Abu Dhabi une table Smallhythe [un style anglo-japonais] d’Edward William Godwin, un heureux hasard, suivi de quelques autres, mais après ma participation au showcase de la Tefaf en 2016, j’ai préparé bien en amont l’édition de 2018 où le fauteuil de Sergeï Malyutin a été acquis dès la première heure de la Foire par le Virginia Museum of Fine Arts [à Richmond]. » Oscar Graf y présentait d’ailleurs les deux pièces les plus monumentales de la Tefaf 2018, une bibliothèque et une cheminée du Belge Gustave Serrurier-Bovy. Depuis, les œuvres de sa galerie ont rejoint près de vingt-cinq institutions américaines, canadiennes, anglaises, australiennes, suisses, allemandes et françaises. Et c’est Luke Syson, le directeur du Fitzwilliam Museum, à Cambridge (Royaume-Uni), qui a préfacé son catalogue 1900 Naturalis édité en 2021.
Renouveler le regard
Oscar Graf rêvait depuis longtemps d’élargir le spectre de ses sélections. « En 2023, le fait que ce soit un département de peinture américain qui achète le paravent symboliste Il Sole créé par Giuseppe Viner en 1902 m’a donné la légitimité de pouvoir désormais associer des tableaux et sculptures aux objets d’art, réunion indispensable des trois médiums pour le projet symboliste de cette année. La légitimité est un concept très important pour moi. Je refuserais de présenter un tableau ou une sculpture si je n’avais pas le même degré de connaissance et de documentation que je peux proposer pour un objet. »
L’exposition « Serendipity 2023 », la première d’une nouvelle série de collaborations qu’il vient de lancer avec son acolyte Lucas Ratton, participe d’une volonté de renouveler le regard sur les objets anglais et néerlandais en les présentant de façon insolite aux côtés de pièces africaines, le tout scénographié par Sandra Benhamou. « Nous avons pris le parti, explique Lucas Ratton, de faire converser ses derniers vitraux de d’Edward Burne-Jones avec des idoles africaines dans la salle voûtée du sous-sol de la galerie rue Bonaparte. L’intellectuel et puriste qu’est Oscar a failli faire une syncope lorsque je l’ai forcé à installer ses objets de musée dans une cave ! Il n’était pas serein du tout! [Rires] C’est dans l’ADN de notre relation. Nous formons depuis longtemps déjà un duo vertueux où tantôt c’est lui, tantôt c’est moi qui oblige l’autre à sortir de sa zone de confort. Pour autant, je ne le suivrai plus jamais dans l’un de ses périples roots [sans confort] sur la route des musées américains, où j’ai eu le malheur de l’accompagner; il dit à qui veut l’entendre que j’ai fini la semaine sur les rotules ! » En attendant, « Serendipity 2023» est un coup plein d’audace et l’une des expositions les plus remarquées de la saison.
S’il attribue sa vocation d’antiquaire à la lecture de la monographie sur le designer W.A.S. Benson : Arts and Crafts Luminary and Pioneer of Modern Design (Antique Collectors’ Club, 2005), Oscar Graf retrace le fil de son parcours en citant volontiers tel ou tel ouvrage qui a marqué son esprit, mais depuis quelques années, la roue tourne, et ce sont ses propres recherches qui contribuent à l’évolution de l’histoire des arts de la période 1870-1914.
En partageant le cheminement de ses découvertes face à l’objet phare de son prochain stand de la Tefaf, il suscite instantanément l’attention de son interlocuteur. « Il y a douze ans, ou même cinq ans, j’aurais regardé l’urne de Sigrid af Forselles, mais je ne l’aurais pas appréhendée. Je l’ai d’ailleurs acquise auprès d’un confrère en connaissant le nom de l’auteur, mais sans la comprendre. J’ignorais du reste que cette sculptrice finlandaise, qui écrivait en suédois, a été première assistante d’Auguste Rodin à 26 ans et a cohabité avec Camille Claudel, avait réalisé quelques céramiques qui rappellent le contexte symboliste, l’atmosphère ésotérique et mystique parisienne de l’extrême fin des années 1890. J’ai finalement découvert le sujet en parcourant la biographie de l’artiste rédigée (en suédois) par son amie Helena Westermarck, qui évoque en 1937, parmi ses rares “urnes”, ce Rêve de Jacob, l’échelle étant ici plus suggérée que représentée. »
Oscar Graf est depuis intarissable sur l’artiste dont il commente la créativité avec chaleur et brio. Contrairement aux sculptures de Sigrid af Forselles, lesquelles ont bénéficié d’une certaine attention en raison de leurs liens avec l’œuvre d’Auguste Rodin, faute de sources et du trop peu d’œuvres connues, les urnes symbolistes de la première Finlandaise à devenir associée de la Société des artistes français demeurent encore un sujet presque inédit.