Frank Stella, figure emblématique de l’art abstrait américain depuis 65 ans, est mort à l’âge de 87 ans. Son décès, survenu le 4 mai 2024 à son domicile de New York, a été annoncé par la galerie Marianne Boesky, qui le représente depuis 2014.
L’enseigne a rendu hommage à une œuvre « extraordinaire et en perpétuelle évolution, qui explore les possibilités formelles et narratives de la géométrie et de la couleur, ainsi que les frontières entre la peinture et l’objet ». « Ce fut un grand honneur de travailler avec Frank au cours des dix dernières années, a déclaré Marianne Boesky. Son héritage est remarquable. »
Frank Stella a 23 ans et peint à New York depuis un an lorsqu’il fait une entrée fracassante sur la scène artistique de la ville, en 1959, avec son austère série de peintures monochromes rayées Black Paintings (1958-1960), réalisées à l’aide de peinture-émail noire, avec de fines lignes parallèles créées là où la toile est laissée nue. Prêtées par la galerie Leo Castelli, alors récemment créée mais déjà influente, elles sont présentées dans le cadre de l’exposition historique « Sixteen Americans » (1959) au Museum of Modern Art (MoMA), aux côtés d’œuvres d’artistes de son âge, dont deux qui ont alors déjà exposé chez Leo Castelli, Robert Rauschenberg et Jasper Johns. Le musée fait acquisition de The Marriage of Reason and Squalor, II (1959) de Stella lors de l’exposition.
À cette esthétique austère et monochrome, Stella ajoute d’abord des teintes métalliques, puis des couleurs vives, dans une large gamme de configurations géométriques. Il présente ses premières shaped canvas, la série Aluminium, en 1960, lors de ce qui est aussi sa première exposition personnelle, chez Castelli. Au cours de la première décennie de sa vie à New York, Stella voit son travail figurer dans plusieurs autres expositions marquantes dans les principales institutions de la ville : « Geometric Abstraction » (1962) au Whitney Museum of American Art ; « The Shaped Canvas » (1964) et « Systemic Painting » (1966) au Solomon R. Guggenheim Museum, et « Structure of Color » au Whitney en 1971.
Frank Stella est né en 1936 à Malden, au nord de Boston, dans le Massachusetts, et a grandi dans cette dernière ville et dans la cité voisine de Melrose. Il s’est installé à New York, où il a travaillé comme décorateur pour payer ses études, après avoir étudié la peinture d’abord avec Patrick Morgan (écrivain et artiste, qui avait étudié avec Hans Hofmann) à la Phillips Academy, à Andover, dans le Massachusetts, puis avec l’historien de l’art William Seitz et l’artiste abstrait new-yorkais Stephen Greene à l’université de Princeton, d’où il est sorti diplômé en 1958. En 1959, Frank Stella participe à des expositions collectives à l’Oberlin College, dans l’Ohio, et à New York, à la galerie Tibor de Nagy et chez Leo Castelli, avant de faire ses débuts au MoMA dans « Sixteen Americans ».
Les rétrospectives du MoMA
En 1964, en compagnie de Robert Rauschenberg, Jasper Johns, Claes Oldenburg et Jim Dine, Frank Stella est choisi pour représenter les États-Unis à la Biennale de Venise. Sa série Protractor (Rapporteur), de grandes toiles semi-circulaires brillamment colorées, nommées d’après l’outil de géométrie du même nom et lancées chez Leo Castelli en 1967, consolide son influence sur l’art abstrait de son époque. En 1970, il devient, à l’âge de 33 ans, le plus jeune artiste à bénéficier d’une rétrospective au MoMA. Sa deuxième exposition d’ensemble au musée, « Frank Stella : Works from 1970 to 1987 » (1987-1988), débute son parcours chronologique par sa série Polish Village, consacrée aux synagogues détruites en Pologne par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Cette série est la première dans laquelle il passe du collage en bas-relief à la réalisation d’œuvres en haut-relief à l’aide de feutre et de carton.
« Les peintures en relief m’ont obligé à sortir et à m’impliquer dans le monde réel, a déclaré Frank Stella à The Art Newspaper en 1999. J’ai dû aller acheter du feutre, du contreplaqué, de l’aluminium en nid d’abeille et d’autres matériaux de ce genre. J’ai commencé à apporter des éléments dans mon travail, plutôt que de travailler avec des choses dans les conditions contrôlées de l’atelier. Picasso sortait beaucoup, mais, selon nos critères, on pourrait dire qu’il ne sortait pas tant qu’il allait loin avec ses matériaux. »
Revenant sur cette époque en 1999, année au cours de laquelle il présente une exposition de sculptures chez Bernard Jacobson à Londres, Stella avait déclaré : « J’ai dépassé les marchands [des années 1960] ou je leur ai survécu. Larry Rubin est à la retraite ; Leo Castelli est parti [il est décédé la même année]. En fait, j’ai grandi dans une génération différente et ils sont tous partis maintenant. Mon monde est révolu. Je m’efforce de continuer à vivre, mais je n’ai pas vraiment ma place dans ce monde difficile. »
Frank Stella a commencé à travailler à des sculptures de grande envergure et à collaborer avec des architectes tels que Richard Meier – un ami de 65 ans avec lequel il a collaboré sur le Tribunal fédéral de Phoenix (inauguré en 2000), le Musée d’art contemporain de Barcelone (1995), le Forum Weishaupt (1993), près d’Ulm, dans le sud de l’Allemagne, et l’église du Jubilé à Rome (2003) – ainsi qu’avec Santiago Calatrava. Il a créé The Michael Kohlhaas Curtain (2008), une bannière de 30 mètres de long qui s’enroule autour d’un cadre en forme d’anneau conçu par Calatrava.
Un intérêt pour l’histoire de la peinture
En 1983-1984, Stella donne un cours intitulé Working Space (publié sous le même titre par Harvard en 1985) dans le cadre des conférences Charles Eliot Norton à l’université de Harvard, dans lequel il fait notamment l’éloge de la peinture baroque pour son utilisation poétique et constructive de l’espace et du volume. En 2017-2018, lorsque le NSU Art Museum, à Fort Lauderdale, lui consacre l’exposition « Frank Stella : Experiment and Change », présentant plus de 300 œuvres, Stella et la commissaire de l’exposition, Bonnie Clearwater, se penchent tous les deux sur l’intérêt de l’artiste pour l’histoire de la peinture.
Lorsqu’il était étudiant, Stella a vu une peinture flamande au musée d’Art de Philadelphie, le Diptyque de la crucifixion de Rogier van der Weyden (vers 1460). « C’était un exemple parfait de ce qu’il faut essayer de faire, ou de ce que l’art doit essayer d’être », a confié Frank Stella. Dans le catalogue de l’exposition, Bonnie Clearwater écrit que l’intérêt de Stella pour Van der Weyden indique que « la puissance visuelle de la peinture était un objectif plus important pour lui que de suivre les règles du modernisme ».
La première femme de Frank Stella, Barbara Rose, est devenue une critique d’art de premier plan et l’autrice de ABC Art, un essai publié en 1965 dans Art in America qui a contribué à définir le minimalisme. Dans ce texte, elle écrit que des artistes new-yorkais de l’époque, tels que Donald Judd, Robert Morris et son mari (ils divorceront en 1969), peuvent être considérés « comme en réaction contre la complaisance d’une subjectivité débridée, de la même manière que l’on pourrait voir [le minimalisme] comme une réaction formelle aux excès de la peinture ».
« Ce que vous voyez est ce que vous voyez »
Frank Stella était célèbre pour sa franchise lorsqu’il parlait de son travail. Sa célèbre remarque « ce que vous voyez est ce que vous voyez » a été adressée à l’historien de l’art Bruce Glaser. « Il ne reste plus grand-chose après, n’est-ce pas ? », avait demandé Glaser. « Je ne sais pas ce qu’il y a d’autre », avait répondu Stella. Un demi-siècle plus tard, il déclarait à The Art Newspaper : « Je l’ai dit à maintes reprises : l’abstraction peut être beaucoup de choses. Elle peut, dans un sens, raconter une histoire, même si, en fin de compte, il s’agit d’une histoire picturale ».
Lors d’un dialogue avec l’historien de l’art Norbert Lynton pour The Art Newspaper en 1999, Frank Stella s’est penché sur la perception qu’avait le public de son travail au cours des 40 premières années de sa carrière : « Les gens disent : "Pourquoi changez-vous ?" Je ne change pas tant que ça. Les changements viennent en fait de deux choses : la première est d’être un peu insatisfait ; la seconde est d’avoir un peu d’espoir, de chercher quelque chose d’autre. Tout le monde veut que "vous vous trouviez", que vous ayez un style. C’est très bien quand cela arrive, mais en général, les artistes veulent continuer à chercher. »
Un pionnier des nouvelles technologies
Frank Stella a été un pionnier reconnu des nouvelles technologies et a travaillé avec la conception assistée par ordinateur (CAO) et l’impression 3D dès la fin des années 1980. Au milieu des années 2000, l’artiste a utilisé une imprimante 3D pour produire des éléments de métal et de résine pour sa série de sculptures polychromes Scarlatti Kirkpatrick, inspirées des sonates pour clavecin du compositeur italien du XVIIIe siècle Domenico Scarlatti et des écrits du musicologue américain du XXe siècle Ralph Kirkpatrick.
Ron Labaco, conservateur au Museum of Arts and Design de New York, a déclaré à The Art Newspaper en 2013 que la technologie de l’impression 3D avait donné à Stella « l’occasion de projeter des œuvres sur le mur d’une manière qui aurait été difficile et trop lourde avec des moyens traditionnels ». Ron Labaco a présenté une exposition consacrée à ses œuvres réalisées par ordinateur, « Out of Hand : Materialising the Postdigital » (2013-2014).
Lorsque Frank Stella a frappé son premier NFT (jeton non fongible), pour son projet Geometries, en 2022, il a collaboré avec l’Artists Rights Society (ARS) – fondée en 1987 pour défendre les droits des artistes par le biais du droit d’auteur, l’octroi de licences et le suivi des artistes visuels aux États-Unis. « Nous avons vendu les 2 100 jetons, a déclaré à The Art Newspaper Katarina Feder, directrice du développement commercial à l’ARS, et, ce qui est important, nous avons obtenu des redevances de revente pour les ventes sur le second marché, ce que Frank défend depuis des dizaines d’années. »
L’ARS, par l’intermédiaire de sa branche numérique ARSNL, a contacté les collectionneurs de NFT en publiant une vidéo sur le processus et une déclaration curatoriale de Jason Bailey. « Ces collectionneurs numériques sont tombés amoureux de Frank et de son travail, a déclaré ce dernier, et nombre d’entre eux ont créé leurs propres produits dérivés, ce que Frank a autorisé. Nous lui avons montré certains de ces productions et il les a adorés. » Frank Stella a été séduit par les NFT, comme il l’a expliqué au magazine spécialisé Right Click Save, car « d’un point de vue très abstrait, les NFT semblent être un moyen possible de résoudre certains des problèmes liés à la reproductibilité toujours plus grande des images, due aux progrès technologiques en matière d’imagerie et de fabrication. Mais plus concrètement, ils peuvent être un moyen pour les artistes de toucher des droits de suite lors de la revente, que je veux que nous ayons. »
L’approche très ouverte de Frank Stella à l’égard des NFT – l’artiste a proposé que les collectionneurs aient le droit de créer des produits dérivés et d’imprimer l’œuvre d’art en 3D – a contribué à consolider son héritage en tant que « peintre de peintres ». « Stella s’est toujours préoccupé de la matière, de la forme et de la surface, mais aussi des droits de ses collègues artistes », a noté Gretchen Andrew dans sa chronique Art Decoded pour The Art Newspaper. « Pendant des décennies, il a donné des conférences et fait du lobbying pour la cause du droit de suite », précise-t-elle.
La série « Stars »
Stars est l’une des séries les plus connues de Stella de la fin de sa carrière : de grandes étoiles à pointes multiples en ronde-bosse. Deux d’entre elles, de sept mètres de haut, ont été exposées dans la cour de la Royal Academy à Londres en 2015. En 2021, Stella a installé Jasper’s Split Star, une étoile en acier inoxydable, sur l’esplanade du nouveau bâtiment 7 du World Trade Center à New York. L’œuvre remplace symboliquement un diptyque de grandes peintures de Stella – Laestrygonia I et Telepilus Laestrygonia II, chacune mesurant 3 mètres de haut sur 3 mètres de large – qui était accroché dans le hall du bâtiment 7 du World Trade Center détruit lors des attaques du 11 septembre 2001, 20 ans auparavant.
Au moment de sa rétrospective de 2015 au Whitney – une exposition qui inaugurait le nouveau bâtiment du musée près de la High Line –, Frank Stella n’était plus l’artiste minimaliste des Black Paintings.
« Frank Stella a accompli l’art classique dans la modernité, l’art baroque dans la postmodernité, a commenté dans un communiqué Bernard Ceysson, dont la galerie lui a organisé des expositions monographiques et de groupe. Chaque série de son œuvre a fait trembler le sol, la tectonique de l’art qui leur était contemporain. Comme Picasso, Pollock ou [Barnett] Newman avant lui. Michael Fried en a fait le Vélasquez de sa génération. Mais il en est aussi le Caravage, le Rubens et le Kandinsky. Sa très haute conception de l’art, de l’abstraction et de sa capacité narrative dépassant celle de la figuration, est impressionnante. Une œuvre où se noue l’art de tous les temps avec celui du nôtre dans la splendeur de la couleur et la précision dynamique du dessin… » La galerie Ceysson & Bénétière honorera la mémoire de l’artiste lors d’une exposition qui rassemblera, en juillet prochain, ses dernières œuvres au Domaine de Panéry, dans le Gard.