Une ère nouvelle vient de s’ouvrir pour la fondation privée reconnue d’utilité publique Hartung-Bergman. La superbe villa blanche construite en 1973 sur les hauteurs d’Antibes selon les plans du peintre et devenue fondation en 1994 présente, pour la première fois cette année, une exposition mettant à l’honneur d’autres œuvres que les créations du couple : celles de leur amie Terry Haass. Peu connue en France, cette dernière, juive née Thérésa Goldman en 1923, a fui à 16 ans son pays, la Tchécoslovaquie, deux jours avant l’invasion des nazis. Après un bref séjour en Suisse, puis à Paris où elle s’inscrit à l’École des Beaux-Arts, elle gagne New York. À la suite de son divorce avec son mari, réfugié allemand, elle revient en Europe et s’installe à Paris. C’est alors, à l’occasion d’un voyage en Norvège en 1951, qu’elle rencontre Anna-Eva Bergman avec qui elle se lie d’une amitié féconde. Grâce à elle, notamment, Hartung et Bergman qui s’étaient remariés chacun de leur côté, se retrouveront en 1952, après quinze ans de séparation.
Outre leur amitié au quotidien illustrée par plusieurs photographies prises par Hartung, l’exposition révèle l’étendue des échanges entre les trois artistes. Empruntant son titre, « Le partage du sensible », au philosophe Jacques Rancière, elle présente un large ensemble de peintures et de gravures qui témoignent de ce que Goethe (dont ils étaient de grands lecteurs) nommait les « affinités électives ». Les deux femmes nourrissent ainsi une même passion pour la lumière comme entité physique vivante, – lumière des paysages du Nord qu’elles reproduisent en bleu et gris dans leurs tableaux sous une forme épurée, « abstractisante » plus qu’abstraite, mais lumière aussi des matériaux, comme la feuille d’or, d’argent ou de cuivre chez Bergman ou l’inox, l’acier ou le Plexiglas auxquels Haass recourt dans ses sculptures. Les sciences sont également pour tous trois une source d’inspiration importante. Hartung voulut un temps devenir astronome (on l’aperçoit sur une photoobservant le ciel à l’aide du télescope qu’il a lui-même fabriqué) et le désir de faire sentir la plasticité des forces invisibles se ressent souvent dans ses gerbes généreuses, ses explosions de traits ou ses pulvérisations. De même, Bergman est fascinée par la conquête spatiale et Haass a lu de nombreux ouvrages sur l’espace-temps. De sorte que certaines de leurs œuvres paraissent parfois si proches que l’on pourrait les confondre, à ceci près que la plus jeune privilégie l’estampe et les petits formats.
Célébrant les 30 ans de la fondation, cette exposition marque une étape dans l’évolution de l’établissement. De lieu de vie et de travail occupé par les deux artistes jusqu’à leur mort (elle en 1987, lui en 1989), le site se transforme en espace de présentation de leurs œuvres au public. Le changement a été longuement mûri en amont. Quand Thomas Schlesser est nommé directeur en 2014, l’œuvre de Hans Hartung s’étiole dans l’ombre et Anna-Eva Bergman est largement méconnue. Se tournant alors vers une nouvelle génération d’historiens d’art il s’emploie à faire oublier les étiquettes. Une rétrospective de Hans Hartung est organisée au musée d’art moderne de Paris en 2019 et une de Bergman en 2023. À ces actions, s’ajoute une grande campagne de travaux. Achevés en 2022, ceux-ci permettent désormais aux visiteurs de circuler à travers un magnifique jardin d’oliviers et des espaces d’exposition adaptés au nouveau projet – et accessibles de surcroît aux PMR [Personnes à mobilité réduite]. La découverte de l’atelier reconstitué du peintre avec, au milieu des rangées de pulvérisateurs, le fauteuil de paralytique qu’il utilisait depuis son amputation, constitue un moment particulièrement fort du parcours. Cet anniversaire est aussi l’occasion pour le maître de céans d’affirmer son ambition pour la fondation. « Je veux qu’elle devienne un centre de recherche sur l’art de la deuxième partie du XXe siècle et soit en mesure de proposer une vision renouvelée de cette période », indique Thomas Schlesser. L’ouverture à d’autres artistes se fera néanmoins à petite dose. Elle devra surtout relever de l’évidence. On pourrait ainsi être confrontés dans les années à venir à l’œuvre d’autres intimes du couple : Zao Wou-Ki, Pierre Soulages, Maria Helena Vieira da Silva, Marie Raymond, et peut-être même Vera Molnár.
« Le partage du sensible, Hans Hartung, Anna-Eva Bergman et Terry Haass », du 15 avril au 27 septembre 2024, Fondation Hartung-Bergman, 73 chemin du Valbosquet, 06600 Antibes
Commissariat : Christine Lamothe et Thomas Schlesser, avec la participation de Christian Manuel