À quoi ressemblera la Cité de Calvin en 2050 ? À qui parlera le Musée d’art et d’histoire ? De nouveaux récits doivent-ils être écrits et portés par les musées ? Tels sont les thèmes abordés lors du débat, modéré par Éléonore Sulser, journaliste et chroniqueuse au Temps, qui a vu intervenir Sandro Cattacin, professeur de sociologie à l’Université de Genève et président du think tank « Penser la Suisse » ; Simon Gaberell, professeur associé à la HES-SO Genève et responsable de CITÉ, le Centre interdisciplinaire de compétences de la HES-SO Genève au service des villes et territoires ; Fiorenza Gamba, professeure de sociologie des pratiques culturelles et de la communication et chercheuse à l’Institut de recherche sociologique de l’Université de Genève ; et Raphaël Pieroni, responsable du pôle Agora du centre interdisciplinaire de la HES-SO Genève pour la transition des villes et des territoires (CITÉ), également chercheur à la Haute École d’Art et de Design (HEAD – Genève).
« Avec nos intervenants ce soir, nous allons nous livrer à un exercice de prospection et d’imagination et tenter de décrire ce territoire, notamment sa population, les récits qu’elle pourrait inventer, afin de découvrir ce que pourrait être un musée dans 25 ans », lance en préambule Éléonore Sulser.
« En tant que géographe, je m’intéresse aux enjeux, aux dynamiques territoriales qui vont amener Genève en 2050, avec plusieurs tendances assez fortes, répond Simon Gaberell. Aujourd’hui, Genève, c’est un bassin d’un million d’habitants. Les projections en 2050 sont de l’ordre de 1,3 million à 1,4 million, selon les scénarios prévus sur le territoire du Grand Genève. Où loger ces personnes ? Quels liens vont-elles tisser entre elles et le territoire ? Deuxième élément, le vieillissement important de la population va poser la question de notre contrat social, de notre manière de vivre ensemble. Pour l’instant, la proportion est de 30 % de retraités pour 70 % d’actifs. Est-ce que l’on compense le manque d’actifs à venir par l’arrivée de nouvelles personnes d’Europe ou extra-européennes, ou à travers une nouvelle manière de concevoir la ville et la vie de manière plus resserrée ? Cette question du vieillissement de la population est importante aussi pour le Musée d’art et d’histoire ; le public va changer, comme la mobilité dans la ville. En outre, nos collègues européens, dont la population vieillit aussi, souhaiteront conserver une société dynamique, prospère, et vont tenter de retenir leurs éléments actifs. Si la migration européenne diminue en 2050 en Suisse, il faudra opter pour une migration extra-européenne. Troisième point, la question climatique va être au cœur des enjeux du futur. Les projections indiquent pour Genève, en 2030, un climat proche de celui de Milan ; en 2050, on est plutôt du côté de Bologne ; et en 2070, de Naples ! Ces dynamiques vont façonner notre territoire. »
« Genève est-elle une ville imaginaire ? Ma perspective est différente, poursuit Fiorenza Gamba. Permettez-moi de commencer en parlant d’une autre ville, Turin. En ce moment, tous les efforts de l’administration sont mis en œuvre pour refaire un nouveau plan directeur de cette ville italienne. Il s’agit de mettre ensemble les désirs des citoyens, des politiciens aussi, et de trouver des façons de réaliser une ville ouverte à toutes les inconnues, les imprévus qui sont des éléments importants dans la vie d’une ville. C’est une tâche passionnante mais très compliquée ! Quel enseignement nous donne Italo Calvino dans son livre Les Villes invisibles ? L’imaginaire n’est pas une rêverie. C’est un défi face à une situation bien définie, parfois très contraignante. On projette ensemble des possibilités. On ne sait pas si elles vont se réaliser, mais la dimension la plus importante, c’est l’ouverture. Quand on garde l’idée d’ouverture dans une ville – et c’est là qu’intervient le débat sur les migrations, les mobilités, le changement climatique –, on se donne la possibilité de donner l’espace et la parole à plusieurs groupes, à plusieurs voix. C’est une manière très puissante de penser la ville de demain à travers l’imaginaire, de se projeter dans la réalité. Ce n’est pas un exercice inutile, c’est véritablement envisager le futur. Et le futur, ça veut dire rester une ville vivante avec plein de lieux qui donnent envie aux habitants d’y vivre. »
Le Musée d’art et d’histoire de Genève (MAH) pourrait-il contribuer à créer un imaginaire pour la ville ? « Genève n’est pas du tout une ville imaginaire, récuse Raphaël Pieroni. C’est une ville bien concrète, avec de forts enjeux de développement urbain, des récits plus ou moins conviviaux ou excluants, et traversée par l’ensemble des changements sociétaux et environnementaux qui sont à l’œuvre actuellement. En revanche, s’il s’agit de dire que Genève est l’objet d’imaginaires sociaux, géographiques, historiques… Alors oui, certainement. La ville est multiculturelle. C’est cette pluralité-là, peut-être, dont on pourrait se saisir, qu’il faut constamment réécrire, réinventer, reritualiser dans nos institutions et dans notre vie quotidienne. Sur la question du rapport entre imaginaire et musée, les musées sont un puissant vecteur de fabrication des identités collectives. Quels en sont les leviers ? Genève est en discussion permanente autour des processus participatifs : faut-il mettre cette rue ici, piétonniser cette autre, construire ceci, cela, etc. L’aménagement du territoire est un lieu de controverses mais aussi de fabrique des identités collectives ; les collectifs d’intérêts se créent, se regroupent autour d’une question, s’affrontent… L’autre levier, c’est celui culturel, c’est-à-dire en quoi la culture et ses institutions sont créatrices d’identités. Le MAH, c’est quatre musées. Il est déjà plus ou moins éclaté sur le territoire, tout en restant inscrit dans le périmètre de Genève. Je ne crois pas qu’il y ait besoin de décentrer physiquement les musées d’art et d’histoire pour qu’on puisse s’adresser à une population, qu’elle soit très locale ou à l’échelle du Grand Genève. Il me semble que le musée va attirer un bassin de population un peu plus important à travers son discours, les outils qu’il met en place, sa fonction pédagogique, sa communication auprès du public, etc. Ce qu’il s’agit de faire, c’est avoir conscience de cette échelle intermédiaire qui est en train de se construire, cette échelle régionale, et aider à faire comprendre à ces nouvelles personnes qui composent le Grand Genève quels sont ces grands récits distillés dans les musées, comment les déconstruire ? C’est la vocation d’un musée, en premier lieu. Aujourd’hui, on parle de divertissement, mais la fonction pédagogique est fondamentale : quelles clés permettent de comprendre l’histoire de l’art, ces histoires que racontent les musées ? »
« Le musée éclaté est certainement un élément, reprend Sandro Cattacin. Il faut s’interroger : les pièces différentes du puzzle que constitue Genève, où les gens développent le micro-attachement, la micro-appartenance, ont-elles un sens, et est-ce que l’on a investi pour qu’elles y développent un sens ? Transformer ce territoire très hétérogène, avec des patrimoines et des histoires différents, peut créer la première étape d’appartenance. C’est ce qu’on a constaté avec le Covid, cette redécouverte de la proximité, et le fait que certains ont accès à des services et d’autres pas. Il faut transformer le territoire en quartiers-villages, c’est-à-dire trouver partout une identité, commencer par là. Que les gens puissent se sentir bien là où ils vivent. À Genève, l’histoire de beaucoup de gens n’est pas celle de Calvin. Les identités sont plurielles. On a vraiment des beaux chantiers de travail pour créer ce nouveau Genève, en prenant en compte la diversité et la mobilité. »
Et de conclure : « Je trouve extrêmement intéressant d’aborder la question d’un musée à travers celle du territoire. Le musée, à l’origine, c’est une école. On va au musée pour apprendre, pour réfléchir. Et pour se découvrir. Une œuvre d’art nous parle, nous interroge, nous permet d’être quelqu’un d’autre. On va aussi au musée pour être ensemble. Si c’est une machine à voyager pour savoir qui on est, alors oui, c’est une machine identitaire absolument extraordinaire. En revanche, si c’est pour se rassurer sur son identité nationale qui exclut tous les autres, il faut fermer les musées. »